Lecture de l’Appendice du Livre I de L’Ethique de Spinoza
par michel Liégeois, professeur de philosophie
Ces quelques analyses ne prétendent pas épuiser la richesse du texte de Spinoza, mais, bien au contraire, elles ont pour objet d’inviter à la lecture et à la méditation de cette œuvre fondamentale qu’est l’Ethique.
Nous utilisons pour cette lecture la traduction d’Emile Saisset (1842) parce qu’elle est libre de droits – vous pouvez la consulter ici ou encore télécharger quelques oeuvres de Spinoza à cette page ; mais nous conseillons vivement de consulter les traductions de Roland Caillois, aux Editions Gallimard, Folio Essais 235, de Bernard Pautrat, aux Editions du Seuil et enfin de Robert Misrahi, aux éditions de l’éclat, la dernière en date (2005).
Pour un commentaire plus approfondi, nous vous renvoyons au travail remarquable – et incontournable – de Pierre Macherey, Introduction à l’Ethique de Spinoza, la première partie, la nature des choses, aux éditions P.U.F. 1998.
Il peut sembler tout à fait inconséquent de vouloir proposer une approche de ce texte de Spinoza dans la mesure où l’Ethique est construite « more geometrico », « Ordine Geometrico demonstrata » comme le précise le sous-titre, c’est-à-dire agencée comme un système où toutes les parties sont en correspondance. Puisque chaque proposition, démonstration et scolie qui constituent cette œuvre renvoient à d’autres propositions déjà démontrées, étudier ce passage qu’est l’Appendice suppose en effet la compréhension de l’enchaînement de toutes les propositions précédentes qui y conduisent puisqu’il se situe à la fin de la première partie de l’oeuvre. Autrement dit, on ne pourra vraiment saisir l’essence de ce texte qu’à la condition incontournable d’avoir étudié la première partie de l’Ethique, le « De Deo », c’est-à-dire ce qu’est la vraie nature de Dieu et ce que sont les modes et attributs de la substance.
L’Appendice ne commence-t-il pas en effet par le rappel des acquis de la première partie (« J’ai expliqué dans ce qu’on vient de lire la nature de Dieu et ses propriétés ») ? Tout comme il finit aussi par ce qui a été « démontré à la proposition XVI » du Livre 1, et ceci après avoir fait référence au corollaire de la proposition XXXII, ainsi qu’aux propositions XXI, XXII et XXIII. Etudier à part l’Appendice, n’est-ce pas ainsi se placer d’emblée définitivement à l’extérieur de la perspective que Spinoza revendique lorsqu’il fait de l’enchaînement des idées l’ordre et l’enchaînement des choses, c’est-à-dire de la réalité elle-même ?
La forme même du discours « more geometrico » qui est mise en place dans l’Ethique n’est rien d’autre que la manifestation de la réalité elle-même : sa logique architecturale y est avant tout une onto-logie, plus exactement une onto-theo-logie, non pas un discours sur l’être infini, mais le discours de l’être infini lui-même, Dieu ou la Nature, qui nous fait comprendre de l’intérieur la nature des choses selon sa nécessité systématique.
Il nous faut donc tenir compte de certaines conditions pour lire l’Appendice, sous peine de tomber dans un formalisme artificiel :
1/ Avoir à l’esprit que ce texte ne peut effectivement être étudié indépendamment des propositions et démonstrations qui l’ont précédé ; qu’il est une dépendance du « De Deo », mais aussi une médiation entre la première partie de l’Ethique (la compréhension rationnelle de Dieu) et les seconde et troisième parties de cette oeuvre (l’imagination et les productions de l’âme, le « De Mente » et le « De Affectibus »).
2/ Comprendre que ce texte possède une dimension critique et polémique dont l’objet est clairement énoncé : repérer et analyser les préjugés qui s’opposent à la saisie rationnelle de la véritable nature de Dieu, et par là à la philosophie même de Spinoza.
3/ Et d’être conscients, même comme lecteurs avertis, que nous ne sommes pas nous-mêmes exempts de préjugés, tant ceux-ci sont solidement ancrés en nous. La seule présence d’un discours vrai ne suffit pas en effet à nous débarrasser de nos fausses opinions, nous rappelle Spinoza.
Ce qui est en effet difficile à saisir pour nous, et que ne cesse d’analyser et de rappeler le philosophe hollandais, c’est que nous nous faisons naturellement et spontanément une idée des choses, de la réalité, qui est partielle et inadéquate ; car nous ne sommes pas habitués à utiliser notre entendement pour saisir intuitivement ou à travers leurs propriétés les choses telles qu’elles sont en elles-mêmes : nous croyons au contraire les connaître telles qu’elles sont pour nous et à partir de nous, c’est-à-dire selon la manière dont notre corps est affecté par elles. Autrement dit, au lieu d’utiliser notre entendement, nous continuons à faire jouer notre imagination qui ne nous procure que l’image de l’effet que les choses font sur nous, sans avoir ainsi la connaissance de leurs véritables causes. Au lieu de nous comprendre intuitivement à partir de la réalité, c’est-à-dire de Dieu ou la Nature, nous nous comprenons à partir de nous-mêmes, de l’idée d’une image dont cette même réalité nous affecte, et nous croyons par là connaître, alors qu’en vérité nous restons ainsi prisonniers de nos préjugés, ignorants de notre propre ignorance et, par là même, de l’essence du monde lui-même.
C’est dire à quel point ce texte de l’Appendice exige non seulement un effort de compréhension, mais surtout une révision de nos propres idées, comme condition de possibilité de la saisie rationnelle de sa vérité interne. N’est-ce pas d’ailleurs l’intention de Spinoza lui-même qui, à la fin de l’Appendice, nous invite à nous débarrasser explicitement de nos préjugés : « Tels sont les préjugés que j’avais dessein de signaler ici. S’il en reste encore quelques-uns de même sorte, un peu d’attention suffira à qui que ce soit pour les redresser. » ?
La structure de l’Appendice :
Après une introduction extrêmement concise qui récapitule en quelque sorte ce que sont la nature de Dieu et ses propriétés (A1), c’est-à-dire ce qui a été exposé « more geometrico » dans la première partie de l’Ethique, Spinoza se livre à une dénonciation de tous les préjugés qui empêchent la compréhension rationnelle de la nécessité de l’ordre des choses, et qui obscurcissent la démonstration de la première partie (A2).
Puis, ayant réduit l’ensemble des préjugés humains à un seul, le préjugé finaliste qui nous donne l’illusion que tout agit en vue d’une fin, (B) Spinoza nous propose un plan en trois parties :
I – la recherche de la cause qui fait que les hommes se reposent sur ce préjugé (le finalisme) et pourquoi il est si unanimement partagé (B1) ;
II – en quoi un tel préjugé est faux (B2) ;
III – et enfin comment tous les autres préjugés proviennent de ce même préjugé (B3).