par Yves Dorion

Les explications qui suivent, bien que ponctuelles, me semblent couvrir assez largement la philosophie de Descartes pour guider utilement qui veut l’aborder vaillamment en limitant les risques de s’y perdre. Il lui appartiendra de se défaire de ce qu’elles ont de partisan.

Explication

“Si de cela seul que je puis tirer de ma pensée l’idée de quelque chose, il s’ensuit que tout ce que je reconnais clairement et distinctement appartenir à cette chose lui appartient en effet, ne puis-je pas tirer de ceci un argument et une preuve démonstrative de l’existence de Dieu ? Il est certain que je ne trouve pas moins en moi son idée, c’est à dire l’idée d’un être souverainement parfait, que celle de quelque figure ou de quelque nombre que ce soit. Et je ne connais pas moins clairement et distinctement qu’une actuelle et éternelle existence appartient à sa nature que je connais que tout ce que je puis démontrer de quelque figure ou de quelque nombre appartient véritablement à la nature de cette figure ou de ce nombre. Et pourtant, encore que tout ce que j’ai conclu dans les méditations précédentes ne se trouvât point véritable, l’existence de Dieu doit passer en mon esprit au moins pour aussi certaine que j’ai estimé jusques ici toutes les vérités des mathématiques, qui ne regardent que les nombres et les figures ; bien qu’à la vérité cela ne paraisse pas d’abord entièrement manifeste, mais semble avoir quelque apparence de sophisme. Car ayant accoutumé dans toutes les autres choses de faire distinction entre l’existence et l’essence, je me persuade que l’existence peut être séparée de l’essence de Dieu, et ainsi qu’on peut concevoir Dieu comme n’étant pas actuellement. Mais néanmoins lorsque j’y pense avec plus d’attention je trouve manifestement que l’existence ne peut non plus être séparée de l’essence de Dieu que de l’essence d’un triangle rectiligne la grandeur de ses trois angles égaux à deux droits, ou bien de l’idée d’une montagne l’idée d’une vallée. En sorte qu’il n’y a pas moins de répugnance de concevoir un Dieu (c’est à dire un être souverainement parfait) auquel manque l’existence (c’est à dire auquel manque quelque perfection) que de concevoir une montagne qui n’ait point de vallée. “

Tout ce que je conçois clairement et distinctement est vrai. La seule raison d’en douter était que Dieu pût être trompeur. Depuis que la fin de la troisième Méditation a écarté cette supposition ridicule, le principe est incontestable. Sa signification est remarquable. La vérité n’est pas dans un certain type de rapport de l’idée à la chose qu’elle représente, rapport dont on ne voit pas ce qui permettrait de l’évaluer ; elle est le rapport d’une idée avec l’esprit qui l’affirme ou la nie. Elle a pour condition nécessaire et suffisante le lien logique d’appartenance. Dès lors que l’appartenance de A à B est conçue clairement et distinctement, l’idée qui l’affirme est vraie. Ainsi je conçois qu’il appartient à la nature d’un triangle plan que la somme de ses angles soit égale à deux droits, et il suffit que je le conçoive, c’est à dire que mon esprit se découvre contraint de l’affirmer, pour que cela soit vrai, comme il suffirait que mon esprit se découvre contraint de le nier pour que cela soit faux. Je conçois encore, ou j’affirme, qu’il appartient à la nature d’une montagne de s’opposer à une vallée, et il suffit que je le conçoive clairement et distinctement, c’est à dire que mon esprit ne puisse le nier, pour que cela soit vrai. Ne suffit-il pas que de la même manière je conçoive que l’existence appartienne nécessairement à la nature d’un être souverainement parfait pour qu’il soit vrai qu’il existe ? Telle est la thèse soutenue ici par Descartes.

Dès lors qu’une idée en implique une autre, l’affirmation de la première enveloppe celle de la seconde. Un être souverainement parfait est une idée de ma pensée. Je la trouve en moi comme j’y trouve celle du triangle, et je l’y trouve même bien davantage, parce que celle du triangle n’a rien de nécessaire et ne se présente que de manière contingente, tandis que celle de cet être souverainement parfait est appelée par la conscience de mon imperfection même (cf. troisième Méditation). S’il est imaginable que jamais on ne pense au triangle, par contre, au moins à qui philosophe, il est impossible de ne jamais former l’idée de Dieu. Or, et c’est là tout le nerf de la démonstration, l’être souverainement parfait ne serait pas tel, s’il lui manquait l’existence, puisque cet être serait moins parfait que celui qui serait doté de l’existence. Exister c’est être plus parfait qu’être seulement possible. Non que l’existence soit une perfection parmi d’autres, telles que la puissance ou la beauté, et qu’un être suprêmement parfait doive cumuler toutes les perfections imaginables et donc ajouter aux précédentes l’existence. Mais la raison très exacte en est que rien ne distingue la perfection de l’être et que par suite plus de perfection ne signifie rien d’autre que plus d’être.
«  Cui desit existentia, desit aliqua perfectio » : à qui manque l’existence manque quelque perfection, très exactement lui manque le degré suprême de la perfection, car il n’y a d’autre perfection que dans l’existence elle-même. L’être suprêmement parfait ne peut être celui qui n’existe qu’en pensée, comme le triangle. Il y a lieu de distinguer au moins deux degrés de perfection, qui sont deux degrés d’être : celui dont l’être ne réside que dans la pensée, dans la subjectivité de la chose pensante, et celui dont la réalité est en outre objective. Et il faut encore reconnaître une perfection de nécessité, relativement à laquelle l’être objectif d’un existant particulier quelconque manque toujours de perfection, parce qu’il n’est que contingent, tandis que l’être d’une idée comme celle de l’égalité des angles du triangle à deux droits, quoique peut-être n’existe aucun triangle, lui est forcément supérieure par la nécessité qu’elle implique. Dieu est donc l’être souverainement parfait, non seulement en tant que son existence objective est supérieure à l’existence seulement en idée, mais aussi en tant que son existence n’est pas seulement dépendante ou contingente, mais enferme la nécessité. L’existence éternelle de Dieu, c’est son existence nécessaire. En ce sens l’affirmation de l’idée de Dieu implique celle de son existence. Cette dernière en est inséparable, comme est inséparable de l’idée du triangle plan celle de l’égalité de la somme de ses angles à deux droits. Il y a quelque chose qui contraint tout esprit à reconnaître que Dieu existe.
La doctrine de Descartes sur ce point n’est pas celle de Saint Anselme. On peut sans contradiction concevoir un triangle, devoir reconnaître l’égalité de la somme de ses angles à deux droits et dire qu’il n’existe rien de semblable ; mais on ne peut au contraire sans contradiction concevoir une être tel qu’il n’y en a point de plus grand, « quo nihil majus cogitari possit », dit l’archevêque de Canterbury, et prétendre qu’il n’existe pas, car celui qu’on concevrait tel et qui en outre existerait de fait, serait plus grand. Un tel être existe donc non seulement dans l’intelligence de celui qui le conçoit, mais aussi dans la réalité, «  in intellectu et in re », conclut l’argument du Proslogion (ch. II). Le Dieu du primat d’Angleterre n’est qu’un objet, qui – même transcendant – est comparable en grandeur aux autres objets. L’existence est tenue pour une grandeur ; et un objet ne saurait être tenu pour le plus grand s’il n’existe pas. La négation de son existence implique de ce point de vue une contradiction.

Ce n’est pas ce que dit Descartes. Son argument est que je conçois clairement et distinctement que je ne peux retirer l’existence à l’être souverainement parfait. Comme il y aurait une contradiction insoutenable à l’esprit soucieux de clarté et de distinction à prétendre que la somme des angles du triangle plan n’est pas égale à deux droits, ou à refuser qu’à la montagne soit associée une vallée, il y en aurait une à ne pas vouloir reconnaître l’existence de Dieu. C’est pourquoi l’existence de Dieu n’est pas seulement possible, mais est nécessairement actuelle, et éternelle, c’est à dire nécessaire. Elle ne dépend en effet que de son essence, et aucune cause extérieure ne saurait intervenir dans le temps pour l’écarter, fût-ce occasionnellement. Dieu existe nécessairement, c’est pourquoi il est éternel et en acte. Le Dieu de Descartes n’est pas celui de Saint Anselme. Si celui-ci tombe sous la critique que Kant adresse à l’argument ontologique, en va-t-il de même de celui-là ?
On pourrait le croire. Est-ce que la clarté et la distinction, en tant que critères de la vérité, ne piègent pas la pensée ? Ce que je conçois, si bien que je le conçoive, n’implique encore en rien l’existence. C’est ce qu’objectera Kant avec l’exemple de ses cent thalers. Il est remarquable que Descartes s’adresse à lui-même l’objection qui lui sera faite par le philosophe de Königsberg dans la Critique de la raison pure (au chapitre de l’idéal), et qu’il la repousse. Il faut certes distinguer entre l’essence et l’existence et il y a effectivement un sophisme à prétendre que cette dernière soit engagée par la simple pensée qu’on en a. Si l’on remonte aux Méditations précédentes, on trouve par exemple qu’il y est question des chimères, sirènes ou hippogriffes qui, tout clairement et distinctement qu’ils sont conçus, n’en restent cependant pas moins en dehors de l’existence, ou au mieux conservent avec elle un lien hypothétique. Pour la même raison la prétendue preuve ontologique, telle qu’elle se présente chez l’archevêque de Canterbury, est sans valeur.
Cependant la réfutation de la preuve ontologique ne vaut que pour un être situé en une position déterminée dans l’espace et le temps ; elle ne vaut pas pour l’être lui-même, éternel et toujours actuel. D’ailleurs l’article indéfini, qui semble renvoyer à un être particulier, n’existe que dans la traduction du duc de Luynes (approuvée, il est vrai, par l’auteur) et non dans l’original latin : «  Deus hoc est ens… » Relativement à lui, la perfection souveraine, celle qui rend contradictoire sa non-existence, n’est que celle de l’être en tant qu’être, et non pas celle d’un être qui serait ceci ou cela, plus et mieux que les autres.
Reprenant quelques lignes après ce passage l’idée de cet être, cette même Méditation examine son rapport à la perfection. Elle explique que ce n’est pas parce que l’existence serait une perfection parmi d’autres, qu’il faudrait l’attribuer à l’être souverainement parfait. En l’être souverainement parfait les perfections ne s’ajoutent pas les unes aux autres. Sa perfection n’est pas obtenue par accumulation. A deux reprises, le texte ne détermine plus Dieu que comme un être premier et souverain « primum et summum ». Il ne peut être premier seulement parce que dans une série ordonnée il viendrait avant le second ! Il est premier parce qu’il est sous-jacent à tous les autres, celui dont sont faits tous les autres, celui dont tous les autres sont des déterminations. Quant à sa souveraineté, dès lors qu’on ne trouve dans le texte rien qui permette de l’entendre dans le sens vulgairement anthropomorphique, elle n’est pas autre chose qu’une autre manière de dire la primauté de l’être en tant qu’être sur tous les êtres particuliers à travers lesquels il se manifeste.

Si, comme l’exige le raisonnement de ce passage des Méditations, on se garde de projeter sur le nom de Dieu l’image d’un être transcendant, par suite créateur distinct de ses créatures, éventuellement juge et rémunérateur, rédempteur et miséricordieux, bref le Yahweh des juifs et des chrétiens, le philosophe a parfaitement raison de déclarer que le sophisme, qui lui attribue l’existence dès lors que je la pense, n’est qu’une apparence de sophisme ; autrement dit l’objection kantienne ne le touche pas. Mais par suite, n’étant que «  ens summe perfectum  », l’être souverainement parfait, ce Dieu n’est donc encore ni celui du christianisme, ni même le créateur de la Genèse. Eternel et infini, il est la substance.