Etudes sur L’idéalisme transcendantal d’E. Kant

La connaissance humaine est subjective

La Critique de la raison pure, P.U.F., pp. 76-77

La page d’introduction de la Logique transcendantale contient des indications dont l’intérêt et la portée dépassent la deuxième partie de la Critique de la raison pure. Elle peut servir à introduire une étude plus ou moins complète de l’ouvrage. On y trouve en effet la justification de la distinction de la sensibilité et de l’entendement ainsi que de leur coordination. Elle met en place les notions d’intuition et de concept, celles de réceptivité et de spontanéité, du donné et du pensé, d’esthétique et de logique et de même celles de matière et de forme, d’empirique et de pur, d’a posteriori et d’a priori. Cela n’importe pas seulement du point de vue du vocabulaire, mais aussi, et plus fondamentalement, de celui du sens même de la philosophie kantienne.

 Dans un premier temps est posée la terminologie. D’une manière générale on peut considérer qu’elle définit à la fois les éléments relatifs à deux sources de connaissance et les deux niveaux différents auxquels on peut trouver chacun de ceux-ci. C’est en les croisant qu’on peut aboutir à quatre termes, auxquels tous les autres peuvent facilement être rattachés. Ce n’est pas de la connaissance en général qu’il est ici question. Ce qui est dit ne concerne pas n’importe quelle connaissance et en tout cas pas celle qui appartient à Dieu, dont l’intuition est un tout autre pouvoir que celui de recevoir des impressions. Mais s’agissant de la nôtre, de celle dont est capable une âme (Gemüt) humaine, elle ne se forme qu’en puisant à deux sources distinctes (entspringt aus zwei Grundquellen). Elle suppose en effet dans l’âme à la fois passivité et activité, réceptivité et spontanéité. Elle ne se constitue que par une intervention de l’âme sur ce qui lui est par ailleurs et d’abord donné. Ce qui est donné (gegeben) à sa réceptivité ce sont des impressions (Eindrücke) faites sur elle par les objets extérieurs.

Toutefois, et il y a là une difficulté sur laquelle il faudra revenir, en elle ces impressions sont déjà elles-mêmes des représentations (Vorstellungen), qu’en ajoutant au texte je dirai de premier niveau, c’est à dire des intuitions (Anschauungen). Ce qui est produit par sa spontanéité ce sont les concepts (Begriffe) par lesquels elle se met en rapport avec les intuitions, c’est à dire par lesquels elle les pense (denkt), se formant ainsi des représentations, que je dirai de second niveau, et qui seules peuvent être nommées proprement des connaissances. Les intuitions et les concepts sont les deux éléments (Elemente) constitutifs de la connaissance. Ils sont complémentaires les uns des autres dans l’âme humaine. Ni des concepts sans une intuition, ni une intuition sans concepts ne sont capables de constituer une connaissance. Ces deux éléments peuvent être soit purs (rein), soit empiriques. Ils sont empiriques lorsqu’ils sont obtenus dans la présence réelle de l’objet, par la sensation (Empfindung) qu’il imprime à l’âme, c’est à dire dans une expérience, avec tout ce qu’elle a de contingent et de particulier. A l’inverse ils sont purs lorsqu’ils ne doivent rien à la sensation. Cette dernière seule n’est pas encore une représentation, elle constitue la matière exclusive de la connaissance, ou du moins de ce type de connaissance qui y a recours, la connaissance sensible.

Par conséquent une intuition pure constitue à l’opposé une forme de la connaissance, en l’occurrence une forme de l’intuition, tandis qu’un concept pur constitue une forme de la pensée, une forme sous laquelle peut être pensé n’importe quel objet. Parce que l’intuition pure et le concept pur sont indépendants de l’expérience, ils peuvent du même coup être dits a priori, tandis que l’intuition et le concept empiriques peuvent être appelés a posteriori. En outre les deux pouvoirs de l’âme reçoivent les noms suivants : la sensibilité (Sinnlichkeit) désigne sa réceptivité, l’entendement (Verstand) désigne sa spontanéité. La réceptivité reçoit des intuitions, la spontanéité produit des concepts. Il y a par conséquent quatre sortes de représentations :

concept

intuition

empirique

a

b

pur

c

d

 Ces questions de vocabulaire étant réglées, Kant expose la thèse que les deux sources de la connaissance doivent coopérer, que de leur union seule peut sortir la connaissance. Loin d’être neutre, celle-ci implique un parti pris, à savoir celui de la subjectivité de la connaissance humaine. Cela ne signifie pas que chacun voie midi à sa porte, mais que la manière dont la sensibilité est affectée est proprement humaine. Cela ne se comprend que parce que à l’intuition sensible l’auteur en oppose une autre, qui appartient à Dieu seul, l’intuition originaire, dont il ne dit rien dans ce passage et pas grand chose ailleurs. Il renvoie d’abord à la notion de la nature humaine. Notre nature, dit-il, est faite d’une certaine manière (Unsere Natur bringt es so mit sich) et il y a par conséquent des choses qui nous sont impossibles. En nous l’intuition ne peut jamais être que sensible (die Anschauung niemals anders als sinnlich sein kann), elle ne peut pas être originaire, comme elle est en Dieu, elle n’est que la manière dont nous sommes affectés par les objets (nur die Art enthält, wie wir von Gegenständen affiziert werden). Nous n’avons pas à choisir entre elle et l’entendement.

Peut-être est-ce à l’encontre d’une interprétation très légère de la philosophie platonicienne, qui sépare connaissance sensible et connaissance intelligible, que l’auteur indique ici qu’aucune n’est préférable à l’autre parce que chacune est indispensable à l’autre. Si d’une part les pensées sans contenu, c’est à dire les concepts sans intuition sont vides (Gedanken ohne Inhalt sind leer), à l’inverse les intuitions sans concepts sont aveugles (Anschauungen ohne Begriffe sind blind). Sous des dehors très techniques ce passage opère des choix philosophiques importants et cependant leur légitimation est seulement implicite. Il y a premièrement celui de tenir certaines connaissances pour des connaissances a priori. Il y aurait ainsi, à en croire l’auteur, des concepts purs de l’entendement, qu’il nommera plus loin des catégories. (Il y aurait également des intuitions pures, on les retrouvera ci-dessous). Et certes, si le lecteur se pose la question de savoir comment il est possible que de tels concepts préexistent dans l’esprit humain à la connaissance de tout objet intuitionné par lui, la réponse n’est pas donnée dans le texte. Mais tout donne à penser qu’elle ne peut être que semblable à celle qui a déjà été donnée par Descartes par exemple (Méditations métaphysiques, III), et qui est très fort du goût des théologiens, à savoir qu’ils viennent d’un Dieu créateur. D’ailleurs lorsqu’il s’agira un peu plus loin (page 88) de déterminer la liste des fonctions logiques de l’entendement, qui préfigure le tableau des catégories, Kant déclarera tout simplement les trouver (Wenn wir Acht geben…, so finden wir...). Comme légitimation cela fait un peu court, on en conviendra, surtout si l’on souhaite lutter contre l’empirisme. Il faut sans doute s’y résigner : les desseins de Dieu sont impénétrables et il ne nous reste qu’à prendre acte des catégories qu’il a bien voulu nous mander.

Il y a deuxièmement le choix de ne tenir l’intuition sensible que pour une certaine variété de l’intuition, c’est à dire du rapport avec l’objet. Kant s’aligne ici plus complètement encore sur la théologie, qui voit dans le rapport de création un rapport d’intuition. Si cela n’est pas ouvertement reconnu dans ce passage, l’opposition faite (page 75) entre l’intuition sensible et l’intuition originaire permet de le comprendre. L’intuition divine crée son objet, c’est pourquoi elle est dite originaire. Et si Kant définit l’intuition sensible comme le pouvoir par lequel quelque chose est donné à l’esprit humain, qui le reçoit, sans doute entend-il bien que réciproquement il y a un Donateur pour le lui donner. Cette première opposition est en outre ce qui contraint de distinguer dans l’intuition une forme et une matière, la seconde étant a posteriori, tandis que la première serait a priori.

Par sa nature en effet l’âme humaine, et celle-ci seule, intuitionnerait les objets dans l’espace et le temps. Sa nature lui a été donnée par le Créateur. Dieu a limité l’intuition humaine à une réceptivité et, comme recevoir est autre chose que créer, il faut admettre que le récepteur est d’une certaine forme, qu’il est constitué d’une certaine manière, en l’occurrence dans les formes de l’espace et du temps. Dieu quant à lui ni n’existe dans l’espace et le temps, ni n’est condamné à se représenter ses créatures dans l’espace et le temps. Ainsi, sans qu’ils soient jamais explicités, sont posés dans cette page des principes qui guident fondamentalement l’orientation de la doctrine kantienne. Iraient-ils de soi ? Si l’on pense qu’il y va de la valeur de la connaissance humaine et qu’en outre au-delà de celle-ci c’est aussi l’activité pratique de la raison qui est en jeu, la question mérite d’être posée.

On constate en effet que le premier résultat de ces présuppositions est de relativiser la connaissance humaine. Kant parle de sa subjectivité. Sans impliquer que chaque sujet pensant se construit une connaissance relative à lui, ce qui ne serait rien d’autre que du scepticisme, cette expression dit cependant que sa connaissance porte la marque du sujet, qu’elle n’est pas la seule qui se puisse prendre de l’objet. La connaissance humaine est tacitement comparée à une autre qu’elle ne vaut manifestement pas. Comme par hypothèse cette autre connaissance n’est pas à notre portée, autant dire que l’âme humaine est impuissante à connaître ce que sont vraiment les choses et que les formes de l’intuition (l’espace et le temps) sont les marques de cette impuissance. On peut juger ce parti en tant que tel : il est théologique. On peut aussi en peser les retombées. Connaître est assurément connaître un objet, quelque chose qui n’est pas le sujet, qui lui est irréductible, qui est en-dehors de lui. Mais doit-on admettre pour autant que l’âme humaine a une réceptivité, que quelque chose lui est donné ? Ces termes ne sont pas neutres, ils impliquent, on vient de le voir, un Créateur. Il en va de même de la notion d’âme (Gemüt). Il y a une cohérence de la part de Kant à attribuer la réceptivité à l’âme humaine. Car c’est par là seulement qu’il y a un sens à reconnaître une forme à la réceptivité, une forme donnée a priori de l’intuition, une intuition pure. Il n’y a d’intuition pure que parce qu’il y a un Créateur. Ce n’est que parce qu’il y en a un qu’il y a une âme humaine, et une faculté (Vermögen), une capacité (Fähigkeit), une propriété (Eigenschaft) de celle-ci. Mais c’est encore ce qui contraint à distinguer dans la réceptivité la sensation, qui est non seulement indéterminée mais aussi incoordonnée, de l’intuition qui est indéterminée mais nullement incoordonnée.

C’est ce qui contraint à reconnaître qu’il y a dans l’intuition une représentation et par conséquent à admettre des représentations de deux niveaux, les unes seulement coordonnées, les autres déterminées. Alors le lecteur se demande comment il peut nommer réceptivité un pouvoir qui donne aux représentations une coordination, c’est à dire un pouvoir tel que les représentations ne sont pas seulement reçues par lui. Comment il peut l’attribuer à la sensibilité (Sinnlichkeit), tandis que c’est si manifestement une activité, un travail produit sur la sensation, que Kant y reconnaît une représentation et qu’il la nomme intuition empirique afin de la distinguer de la sensation (Empfindung). Le lecteur se demande comment il faut nommer ce qui reçoit les sensations, et d’autant plus que, si l’auteur parle une fois des sens (die Sinne), c’est pour dire qu’ils sont chargés d’intuitionner et non de penser. La cohérence exigeait d’autres choix ; elle a été sacrifiée à la théologie.