Etudes sur L’idéalisme transcendantal d’E. Kant

le jugement est la représentation d’une représentation

La Critique de la raison pure, P.U.F., pp. 87-88

L’opposition entre l’entendement et l’intuition est celle de l’activité (la spontanéité de la fonction) de l’âme à sa passivité (la réceptivité de l’affection). Le rôle de l’entendement et de ses concepts est de faire l’unité (Einheit) des représentations diverses, que celles-ci soient elles-mêmes des intuitions ou déjà des concepts. Penser c’est établir par un jugement l’unité des représentations diverses sous une représentation commune (en l’occurrence un concept). Partant du postulat que la connaissance humaine est constituée de deux sortes de représentations, parce qu’elle provient de deux sources, le passage vise à déterminer quelle sorte de représentations sont les concepts. Il admet que ce sont des représentations qui unifient les autres. Ce faisant il suppose à l’esprit un pouvoir de produire spontanément des éléments de la connaissance.

Après que l’Esthétique transcendantale se soit occupée d’expliquer la “faculté” de la sensibilité, il revient à la Logique transcendantale et plus précisément à son Analytique d’expliquer la “faculté” de l’entendement. C’est une faculté de connaître, mais comme deux sources ont été reconnues à la connaissance, c’est une faculté qui n’a rien de semblable à celle de la sensibilité, un pouvoir non sensible, qui ne passe pas par les sens, qui ne fournit donc aucune sorte d’intuition, puisque en dehors de l’intuition sensible l’âme humaine ignore toute autre forme d’intuition, une intuition qui serait non sensible. Or si la sensibilité est une faculté d’intuitionner, et si l’entendement ne peut pas en être une, il ne lui reste que d’être une faculté de connaître par concepts. Le sens de ce raisonnement, qui procède de manière éliminatoire, n’est pas tant d’établir ce qu’est l’entendement, car jamais par ce moyen on ne peut légitimement déterminer ce qu’est un chose, que ce qu’il n’est pas. En l’occurrence il vise à maintenir fermement que l’entendement est un moyen de connaissance médiat, non pas immédiat. Il n’y a que l’intuition (quelle qu’elle soit) qui se rapporte immédiatement à l’objet, tandis que l’entendement ne se rapporte à lui qu’à travers, de près ou de loin, l’intuition.

L’auteur restreint son propos à l’entendement humain, parce qu’ici comme ailleurs il réserve ce qu’il faudrait reconnaître à un autre entendement, qui n’est assurément ni celui des animaux, ni celui des martiens, mais celui de Dieu. La théologie a coutume de parler de l’entendement de Dieu, qui est l’entendement humain extrapolé au-delà de toute contrainte, ce qui permet d’en dire n’importe quoi. Il est infini, donc instantané, donc immédiat. Heureusement l’auteur n’en dit rien. L’entendement humain, parce qu’il ne peut pas être un instrument intuitif, est donc un instrument discursif. Ce qualificatif implique très clairement que ce type d’outil procède en passant une étape après l’autre, dans un développement, lequel seul permet de tirer une proposition d’une autre. Parvenir à une certain énoncé par la méthode discursive, comme c’est le cas par exemple dans la mathématique, c’est tout le contraire en effet que de l’atteindre par l’intuition. C’est la considération de cette dernière qui permet par opposition de définir ce qu’est le pouvoir de l’entendement.

Ainsi l’auteur oppose-t-il l’affection et la fonction et, la première étant passive (c’est le pouvoir d’être affecté par les objets qui définissait, page 77, l’intuition), l’autre est un acte (Handlung) de l’âme. Il dit exactement : ” Ich verstehe aber unter Funktion die Einheit der Handlung, verschiedene Vorstellungen unter einen gemeinschaftlichen zu ordnen “. La proposition n’est pas très lumineuse. Cependant il n’est pas possible de comprendre l’unité de l’acte autrement que comme l’unité produite par cet acte qui range diverses représentations sous une commune représentation. Il s’agit bien en effet de permettre un ordre dans le chaos des représentations de premier niveau, les intuitions qui sont seulement coordonnées sous l’espace et le temps, mais pas encore déterminées. Déterminer c’est ordnen (ce qui montre bien qu’il est totalement impossible d’obtenir de l’auteur une réelle distinction entre le rôle qui revient aux intuitions pures et celui qui appartient aux concepts purs). La spontanéité de la pensée, opposée à la réceptivité des impressions, c’est l’acte par lequel l’âme impose un sens au divers (das Mannigfaltige). Que l’âme soit capable d’affection rend possibles les intuitions, qu’elle soit en même temps capable de fonction rend possibles les concepts. C’est pourquoi les concepts reposent (beruhen) sur les fonctions, lesquelles expriment la spontanéité de la pensée. C’est à dire que les concepts sont ce que la pensée produit par elle-même sans rien devoir à quoi que ce soit d’autre.

De nos deux sortes de représentations l’une est immédiate, l’intuition, l’autre, le concept, est médiat. Il n’y a véritablement de connaissance que sous ces deux conditions. Il faut d’une part qu’au moins une de nos représentations se rapporte immédiatement à un objet et il faut d’autre part que nous nous élevions au dessus du divers afin d’en réaliser l’unité. Les concepts sont l’outil du jugement : faire intervenir un concept tel que celui de quantité, de substance ou de cause, c’est juger, c’est à dire élaborer une représentation de second niveau. Le jugement en effet ne peut se rapporter immédiatement à l’objet, comme le fait une intuition, puisque précisément il se rapporte à une intuition (voire même à quelque autre concept) donc à une autre représentation. Le jugement en effet est la fonction de l’unité, c’est par lui que beaucoup de représentations, de second niveau comme de premier, sont réunies en une seule.

C’est pourquoi on peut dire que le jugement est un acte de l’âme, par lequel un concept est reconnu valable pour plusieurs représentations. Un jugement est la connaissance médiate d’un objet, la représentation d’une représentation. L’exemple donné, que tous les corps sont divisibles, mérite quelques explications. Ce jugement affirme un prédicat d’un sujet. En l’occurrence la divisibilité est affirmée des corps. Le même prédicat pourrait être affirmé d’autres sujets. Il a une extension plus large que celle du sujet. Ainsi un concept est affirmé d’un autre concept qui, lui, renvoie enfin à une intuition. Cela illustre le propos selon lequel il y a des représentations immédiates et des représentations plus élevées. Par la notion de corps des quantités d’intuitions sont déjà représentées indirectement, mais par celle de divisibilité elles le sont plus indirectement encore. Telle est la signification la plus apparente de l’exemple.

Cependant on peut se demander ce que l’auteur a en vue lorsqu’il affirme que la divisibilité est un prédicat qui peut être affirmé d’autres sujets que les corps (” il se rapporte surtout au concept de corps “, dit-il). A quels autres ? Une âme est indivisible. L’exemple serait mal choisi. A moins que l’auteur n’ait eu en tête la question de la divisibilité de l’étendue : les théologiens font de la divisibilité de l’étendue un argument pour la refuser à Dieu. Spinoza au contraire la déclare indivisible, car ce n’est que l’imagination qui divise l’étendue, et en fait un attribut de Dieu. A travers cet exemple Kant voudrait donc insinuer quelque chose qui n’est pas sans rapport avec la question traitée ici, mais qu’il ne souhaite pas dire ouvertement. Il voudrait maintenir que l’étendue est divisible et que seule l’âme est indivisible. Dans ce contexte cela signifie que la faculté d’être affectée lui appartient autant que celle de penser. Cette philosophie n’attribue pas au corps la faculté d’être affecté et celle-là seule de penser à l’âme. Cette dernière a indivisiblement des affections et des fonctions, des intuitions et des concepts. Que les deux soient nécessaires afin de former une connaissance, cela n’est pas original, mais que les deux soient des représentations, là se trouve le point intéressant et délicat de la philosophie critique.

Le rôle de l’entendement est donc de penser, c’est à dire de produire les concepts sous lesquels s’opère dans un jugement l’unification du divers. L’entendement est une faculté de juger en ce sens que c’est une faculté de lier en une seule des représentations diverses et même des représentations de représentations. L’entendement fait l’unité du divers en le pensant sous des concepts. En rapportant ses concepts à des représentations il détermine celles-ci. Ce passage introductif à l’Analytique transcendantale définit le jugement comme la représentation d’une représentation. La formule est remarquable. A travers elle c’est une certaine conception de l’abstraction qui est exprimée. Il y a assurément des abstractions de degrés divers et, dès lors que deux concepts sont posés, l’un peut s’appliquer à l’autre, comme c’est le cas dans les exemples donnés par l’auteur. Le concept du divisible est donc (dans ce rapport) plus abstrait que celui de corps, puisqu’il peut s’appliquer aux corps comme à d’autres choses (on ne voit pas quoi, mais peu importe). De même le concept de corps est plus abstrait que celui de métal, s’appliquant à lui en même temps qu’à beaucoup d’autres. Il n’y a donc aucune difficulté à reconnaître des abstractions de second degré, du troisième, etc. Il n’y a pas non plus de difficulté à reconnaître qu’au point de départ de ces abstractions il y a nécessairement des intuitions. Les abstractions sont bien l’abstraction de quelque chose. Autrement dit : aussi haut que s’élève la pensée, elle ne s’élève pourtant qu’au-dessus et à partir de quelque intuition.

Mais ce qui fait difficulté c’est de qualifier de représentations les intuitions, c’est à dire les produits de la sensibilité. Car il faut bien que ce à partir de quoi s’élève la pensée soit le divers (l’indéterminé et incoordonné) sensible. C’est pourtant une exigence centrale de la philosophie critique de faire de l’intuition une représentation (au moins coordonnée), puisque elle prétend ne leur accorder cette dénomination que par la raison qu’elle leur reconnaît, en même temps qu’une matière, également une forme. Cette dernière devra par conséquent être séparée des concepts purs de l’entendement ; l’espace et le temps seront exclus des catégories. En tant que formes a priori de la sensibilité ils renvoient à une nature subjective, et celle-ci à son tour à un Créateur. On voit donc qu’en appelant les intuitions des représentations Kant pose un jalon tout à fait décisif de l’Idéalisme transcendantal. Si, au contraire de ce qu’il vise en fait, il avait cherché à fonder une philosophie libérée de toute tutelle théologique, il lui serait apparu capital de refuser cette proposition. Il la donne malicieusement comme allant de soi. Mais ce dédoublement du sens du mot représentation loin d’aller de soi au contraire crée un problème où il n’y en a pas. Kant accorde à l’âme deux facultés, l’une active et l’autre passive ! Que la sensibilité soit réceptivité, passivité, cela va sans difficulté. Mais appeler cela une faculté, c’est vouloir déjà y reconnaître une forme. Et vouloir y distinguer la forme et la matière, c’est y appliquer le modèle, lui-même arbitraire, de l’entendement où il veut trouver d’un côté des concepts empiriques, mais de l’autre de prétendus concepts purs. Tout cela est certes fort bien coordonné, mais totalement gratuit. Les pièces du puzzle s’emboîtent parfaitement, mais ce n’est rien qu’un jeu.