
Il peut y avoir des connaissances absolument indépendantes de l’expérience
la Critique de la raison pure, P.U.F., pp. 31-32
Ce passage constitue le point de départ des réflexions de Kant dans la Critique de la raison pure. La Préface qui le précède vise plutôt à en exposer la portée ou l’objectif. Or même si l’on a ici sa seconde rédaction, cette page ne dit rien encore de ce qui peut distinguer les réussites respectives de la mathématique, de la physique et de la métaphysique, elle ne dit rien de la distinction entre le pouvoir pratique et le pouvoir spéculatif de la raison. Elle se limite à exprimer l’ambition de constituer une connaissance a priori et absolument pure. En effet l’expérience peut bien être le point de départ de toute connaissance, elle n’en est pas pour autant la seule source.
A – Le premier § exprime l’idée que sans doute la sollicitation de l’expérience est indispensable afin que se constitue une connaissance. La connaissance en effet ne s’éveille pas d’elle-même. Il faut que l’esprit soit mis au contact d’un objet qui frappe les sens. Mais il ne faudrait pas se méprendre sur la portée de cette concession. Sans que cela soit explicite, c’est une discussion avec l’empirisme qui s’ouvre ici. Les philosophes Locke, Berkeley, Hume aux XVIIe et XVIIIe siècles avaient admis que toute connaissance dérive de l’expérience, qu’il n’y a rien dans l’entendement qui n’ait antérieurement été dans les sens.
La difficulté que rencontre cette philosophie c’est qu’elle est incapable d’expliquer la certitude des mathématiques, c’est à dire les caractères nécessaire et universel des propositions de l’arithmétique et de la géométrie. Kant semble vouloir leur accorder ce qu’ils demandent, mais ce n’est qu’une apparence, puisque le début du § suivant montrera qu’il distingue le fait de commencer (anfangen) avec l’expérience du fait d’en dériver. La faculté de connaître (Erkenntnisvermögen) est une expression neutre employée ici simplement en attente de termes plus précis. C’est un fait que nous connaissons. Nous en avons le pouvoir. Comment celui-ci se manifeste-t-il, cela ne va être dit que ci-dessous. Et cela va impliquer à la fois une activité, celle de la faculté intellectuelle (Verstandestätigkeit) et une réceptivité, celle des sens (Sinn). Les objets, en frappant seulement nos sens (unsere Sinne rühren), produisent par eux-mêmes des représentations (Vorstellung). Quoique l’auteur ne daigne accorder à son propos aucune esquisse d’explication, nous devons au contraire lui reconnaître une importance fondamentale.
Premièrement il admet qu’une représentation est déjà une représentation avant d’être déterminée par l’entendement. Si les impressions sensibles fournissent une matière brute, ce n’est cependant déjà plus une matière brute que doit travailler (verarbeiten) l’entendement, puisqu’il la reçoit déjà coordonnée (comme il le reconnaîtra page 53) par les formes de l’intuition. Il y a donc deux sortes de représentations : il y a d’une part les représentations déterminées, comparées, liées ou séparées, et il y a d’autre part les représentations qui bien qu’étant indéterminées, pas encore comparées, liées ou séparées, sont néanmoins des représentations parce qu’elles sont déjà coordonnées. Seul le divers est à la fois indéterminé et incoordonné. Mais le divers n’est incoordonné qu’avant qu’il ne frappe nos sens. Dès qu’il les a frappés au contraire il est déjà coordonné par les formes de l’intuition, il cesse d’être divers quoique l’entendement n’intervienne pas encore. On peut se demander ce qu’est coordonner si ce n’est comparer, lier ou séparer.
Deuxièmement il convient de relever que Kant ne fait pas qu’introduire de la confusion là où elle n’est assurément pas nécessaire, mais que, ce faisant, il ouvre un boulevard à l’empirisme. Il se garde bien d’expliquer quoi que ce soit du divers indéterminé mais coordonné. Mais si c’est avant même que n’intervienne l’entendement que le divers est en effet coordonné, il pourra bien raconter tout ce qu’il voudra sur la différence qu’il fait entre coordonner et déterminer, il restera que pour donner un sens au divers, c’est à dire pour en faire une représentation, aucune intervention de l’entendement ne sera nécessaire. Obtenant cette reddition sans avoir à livrer bataille, les empiristes ne peuvent que se sentir encouragés à batailler pour obtenir qu’il n’y a pas plus dans les idées de substance, de cause, etc. que dans celles de lieu et de temps, c’est à dire que tout ce qu’il y a dans l’entendement a d’abord été dans les sens et s’y conserve tel quel. Que fait l’auteur afin d’établir qu’il y a un travail de l’entendement, que la détermination du divers est autre chose que sa coordination, qu’il y a des connaissances certaines ? Ce n’est cependant que de l’intervention de l’entendement sur ce divers coordonné, ce n’est que de son travail de détermination qu’est issue la connaissance, celle que l’on nomme l’expérience. Car c’est l’expérience elle-même en effet qui est irréductible à la coordination, qui ne commence qu’avec la détermination.
Ainsi l’expérience elle-même est-elle quelque chose de bien plus complexe que ne l’admettent les empiristes. Malheureusement on peut craindre qu’elle ne soit même une notion rendue par l’auteur trop complexe pour lui-même, puisque, tout en reconnaissant que l’expérience ne se réduit pas au choc produit par les objets sur les sens, il veut encore trouver en dehors d’elle ce qui ne se réduit pas au choc produit par les objets sur les sens. En fait il accorde à ce mot alternativement deux sens, desquels il ne s’explique pas. Dans ce premier § l’expérience est entendue en un sens complexe et d’ailleurs satisfaisant, qui en fait déjà le produit du travail de détermination du divers. Tandis que dans le début du suivant il emploie le mot dans une acception beaucoup plus limitée, celle des empiristes, où l’expérience précède la détermination du divers. Ce dédoublement de la notion d’expérience est le résultat du dédoublement de la notion de représentation.
B – Mais l’expérience, dit en effet Kant, ne suffit pas à faire une connaissance. Il faut reconnaître que pour faire une connaissance il est encore nécessaire qu’interviennent des éléments qui ne doivent rien à l’expérience, qui n’en dérivent pas. Le second § formule l’hypothèse que la connaissance expérimentale elle-même soit le produit des impressions reçues des sens et du pouvoir même de connaître. Le point important est la célèbre distinction entre la concession selon laquelle la connaissance débute (anhebt) avec l’expérience et le refus d’admettre qu’elle en dérive (entspringt) toute. Cet énoncé n’est cependant clair que si l’on entend l’expérience dans le sens empirique, qui n’y voit que le produit du choc exercé par les objets sur les sens. Mais l’auteur permute aussitôt le sens du mot et l’entend manifestement comme produit du travail de détermination lorsqu’il suppose que l’expérience soit un composé (ein Zusammengesetzes) des impressions sensibles (c’est à dire de l’expérience au sens empirique) et de ce que produit le pouvoir de connaître (il veut dire les catégories, qui déterminent le divers). Il invite bien à distinguer dans l’expérience elle-même ce qui relève du pouvoir de connaître de ce qui relève des impressions sensibles. Celles-ci, ou ce qui en est le produit, constitue la matière première de l’expérience. Mais cette dernière est un produit élaboré, dont la matière première est travaillée par l’esprit, qui y fait l’addition de ce qui vient de son propre fonds, par quoi la matière première prend forme. Si le philosophe naïf (l’empiriste) ne voit pas ce que l’esprit ajoute à la matière, le philosophe critique va nous apprendre à l’en séparer. Ce n’est encore toutefois qu’une hypothèse.
C – Le troisième § propose par conséquent d’examiner s’il y a effectivement de telles connaissances, qui ne doivent rien à l’expérience, mais qui au contraire ont pour fonction de la permettre, des connaissances que pour cette raison on peut appeler a priori. Ici encore le mot expérience (Erfahrung) est pris alternativement en deux sens : l’expérience dont on nie qu’elle puisse être la source des connaissances a priori est entendue au sens empirique, tandis que l’expérience rendue possible par l’intervention de ces mêmes connaissances est celle qui est déterminée. Il est vrai que sa leçon ne changerait en rien si l’on admettait que celle dont on nie que toute connaissance en dérive fût l’expérience déterminée et que le passage n’en serait pas forcément rendu incohérent. Il établit, il faut toutefois le relever, une distinction entre l’expérience et les impressions des sens. Elle n’aurait rien de choquant si elle était présentée en ordre inverse. Cela voudrait dire que ces connaissances, dont il veut établir l’existence, seraient non seulement indépendantes du divers, mais aussi de l’expérience déterminée, dont elles sont une des sources.
Mais l’intention de l’auteur est toute contraire. Elle est de surenchérir (und selbst) de l’expérience aux impressions des sens. L’indépendance des connaissances a priori relativement aux impressions des sens (Eindrücken der Sinne) est pour lui quelque chose de plus que leur indépendance à l’égard de l’expérience. Il y aurait donc dans les impressions des sens quelque chose de plus que dans l’expérience. J’ai tout lieu de penser, et de redouter, que l’expérience soit entendue au sens empirique (vulgaire) et que les impressions des sens au contraire contiennent déjà une forme, celle non qui les détermine, mais qui au moins les coordonne. Alors cela veut dire que les catégories qui “comparent, lient ou séparent les représentations” et ce faisant rendent possible l’expérience, étant indépendantes des intuitions pures (espace et temps), celles-ci ne sont en rien constitutives de l’expérience. On retrouve assurément la distinction entre coordonner et déterminer. L’expression de l’auteur est cohérente. Il faut cependant relever qu’elle accorde beaucoup aux impressions sensibles, lesquelles, quoique qualifiées plus haut de matière brute (rohe Stoff), impliquent cependant les formes qui les coordonnent. Il faudra donc reconnaître qu’il y a de l’a priori qui n’est pas une connaissance et qui préexiste à la connaissance a priori.
Ces difficultés sont absentes de la première édition : on peut croire que c’est le prolongement pratique de l’Idéalisme transcendantal qui confère aux premières lignes de l’Introduction une importance nouvelle.
D – C’est précisément l’objet de l’Esthétique transcendantale d’établir qu’elle a un objet qui n’est pas celui de la Logique transcendantale, qu’il y a un a priori qui préexiste à la connaissance a priori. Mais dans l’immédiat le quatrième § de l’Introduction précise que cette dernière expression doit être entendue dans toute sa rigueur et pas seulement conformément à l’usage. Il y a en effet un usage de l’expression a priori qui signifie seulement une anticipation de la connaissance sur l’expérience. Ainsi avant même que la maison ne soit tombée on peut bien dire qu’en en sapant les fondations on la fera tomber. Il est d’usage de dire qu’on le sait a priori. Mais il est clair qu’on ne le sait avant l’expérience que pour en avoir été instruit par les expériences précédentes et que seules celles-ci permettent d’anticiper sur celle-là. Par conséquent alors même qu’on prétendrait ne le prévoir qu’en s’appuyant sur une loi, cette loi ne peut pourtant être que d’origine empirique. C’est pourquoi en disant chercher une connaissance a priori, on n’a pas suffisamment déterminé tout le sens de la question. La règle sur laquelle on s’appuie n’est a priori que relativement au cas de cette maison, mais elle n’est pas entièrement a priori.
E – Le cinquième § nomme pures a priori ces connaissances absolument indépendantes de l’expérience qu’il faut rechercher. Il n’y a là qu’une simple question de terminologie : ce n’est pas un pléonasme que de parler de connaissances pures a priori. A cause de l’usage dont on vient de parler, qui nomme a priori une connaissance qui ne dérive pas de telle ou telle expérience, il importe de désigner sous le nom de pures a priori des connaissances qui sont absolument indépendantes de l’expérience, c’est à dire indépendantes de toute expérience. Ne sont pures que les connaissances qui n’ont absolument rien d’empirique. Le texte n’est pas clair : la composition du § laisse entendre que c’est parmi les connaissances qui sont absolument indépendantes de l’expérience qu’on en trouve qui en outre n’ont absolument rien d’empirique. Sur le plan sémantique c’est absurde. Il faut admettre plutôt que l’auteur dit la même chose de deux manières et qu’il continuera de nommer a priori, quoique impures, celles qui sans dériver de telle ou telle ne sont cependant pas absolument indépendantes de toute expérience.
Il y a donc des connaissances qui ne sont pas absolument indépendantes de l’expérience, qui ne sont pas pures a priori, mais qui néanmoins ne dérivent pas de telle ou telle expérience, c’est à dire qui ne dérivent pas d’une expérience particulière. Je dirai qu’elles ne sont en quelque sorte que relativement a priori. Elles ne le sont que relativement à telle ou telle expérience, mais non relativement à toute expérience. De cette classe de connaissances l’auteur se détourne totalement, il n’en dira rien de plus. Il la dédaigne parce qu’il poursuit la chimère de connaissances pures. Or leur piste eût été beaucoup plus féconde que celle sur laquelle il s’engage. En effet il est possible d’admettre que des connaissances relativement a priori, non pas pures mais simplement a priori, interviennent pour que ” la faculté intellectuelle compare, lie ou sépare les représentations produites par les objets qui frappent nos sens et travaillent ainsi la matière brute des impressions sensibles “.
Autrement dit il n’y a jamais de connaissances qu’a posteriori, empiriques, quoique cependant celles-ci soient de deux niveaux, dont l’un paraît être a priori, bien qu’il ne le soit en réalité que relativement à l’autre, et pourrait être nommé surempirique.