Etudes sur L’idéalisme transcendantal d’E. Kant

Les mathématique et la physique sont des connaissances pures

La Critique de la raison pure, P.U.F., pp. 16-18

La mathématique et la physique sont parvenues à élaborer des connaissances absolument certaines, parce qu’elles sont a priori et pures. Cela ne s’est fait que parce qu’il s’est opéré en chacune d’elles une véritable révolution. Celle-ci consiste à retourner entièrement le rapport entre la raison et l’expérience. Au lieu de permettre à celle-ci de dicter à celle-là son témoignage, il faut que la raison dicte à l’expérience ses principes. Il y a là matière à un éloge de ces deux sciences, mais surtout matière à constitution d’un modèle qui pourrait être imité dans le domaine de la métaphysique, lequel paraît être bien en retard sur les deux précédents.

A – Pour être bref le premier § n’en est pas moins lourd par sa portée. Il assimile en effet la mathématique et la physique. La première passe aujourd’hui encore aux yeux de beaucoup pour une science pure, tandis que la seconde, aux yeux des mêmes, est fondée sur l’expérience. Assurément la philosophie n’aurait aucun rôle propre si elle ne devait au moins de temps à autre aller contre l’opinion, fût-elle celle des philosophes. Je suis tout le premier à transgresser le tabou et à prétendre qu’il n’y a pas entre ces deux sciences la différence radicale qu’y introduisent les philosophes. Mais tandis qu’il s’agit pour moi de mettre fin, parce qu’elle est usurpée, à la réputation d’exceptionnalité qui est faite à la mathématique, et de la faire rentrer dans le giron commun de l’expérience, il s’agit au contraire pour l’auteur de faire rentrer la physique dans l’exceptionnalité, c’est à dire dans la pureté imaginaire de la science qui dicte ses lois à la nature, ou, comme il dit, qui détermine ses objets a priori. Il entend par là que la science, physique comme mathématique, sans égard à l’expérience, énonce des théorèmes, auxquels se soumettent docilement les objets. C’est la grande idée qu’il va développer dans ces deux pages et il n’est pas besoin d’y insister davantage en cet endroit.

B – Procédant par ordre, il commence par la moins contestable, en apparence, de ses affirmations, celle qui concerne la mathématique. Il fait l’éloge des Grecs, parce qu’ils ont fait entrer la mathématique dans “la voie sûre d’une science“. Qu’entend-il par là ?

Ce qu’il écrit plus loin de la métaphysique, qui, elle, n’est pas entrée dans la voie sûre d’une science, le fait comprendre. Le progrès d’une science est quelque chose de linéaire, c’est un cheminement qui se fait (pour prendre le langage de l’une d’entre elles) sans station ni surtout sans rétrogradation. Une science sait où elle va, elle y va sans encombres, elle atteint son but. Son progrès relève d’une évidence telle que les différents auteurs sont forcément d’accord entre eux. Bref Kant ignore manifestement la notion même de crise, comme celle de fait polémique. Il n’y a à cela rien de blâmable, ni même d’étonnant, à la fin du XVIIIe siècle. Au contraire il est légitime que l’auteur s’étonne lui-même de la sûreté de la voie suivie par les mathématiques, car contrairement à la logique, dans laquelle, croit-il, la raison n’a affaire qu’à elle-même, elle a ici affaire aux objets. Malgré cela elle n’est dans une voie sûre que parce qu’au lieu de la trouver, ce qui ne pourrait être le fait que d’un hasard sans aucune garantie, elle a dû se la tracer elle-même. Ce n’est pas par rencontre que la mathématique est sur une voie sûre, c’est parce qu’elle pose ses propres principes et qu’elle en déduit les conséquences. Entre le choix de poser ses propres principes et celui de suivre l’expérience, il y a une révolution.

Ce n’est plus la raison qui doit se régler sur l’expérience, c’est au contraire l’expérience qui devra se régler sur la raison. Suivant une tradition sur laquelle peut-être les historiens sérieux auraient à discuter, mais qu’il n’y a pas lieu de lui reprocher, l’auteur oppose ici la part des Egyptiens et celle des Grecs dans l’histoire des mathématiques. Les premiers ne l’auraient pas mise sur la voie sûre d’une science parce qu’ils se seraient bornés à des tâtonnements, c’est à dire qu’ils n’auraient pratiqué la mathématique que de manière empirique. La révolution dans la méthode aurait donc été le fait des Grecs. Elle est comparée à cette autre révolution dans la méthode qu’aurait accomplie Vasco de Gama en 1497, en cherchant à joindre les Indes par le chemin du Cap, c’est à dire en contournant l’Afrique. (Il est amusant de constater que trois cents ans plus tard l’auteur voie plus de révolution dans cette voie-là que dans celle de Christophe Colomb). Outre la part belle faite aux Grecs, il y a celle qui est faite aussi à Thalès. Certes la tradition ici encore explique que l’auteur de la révolution intellectuelle soit ainsi nommé, et Kant prend manifestement quelque distance avec ce que rapporte Diogène Laërce (cet auteur dans sa Vie de Thalès n’attribue nullement à celui-ci l’invention des premiers éléments de la géométrie, il lui reconnaît l’inscription du triangle rectangle dans un cercle et la mesure de la hauteur des pyramides en la rapportant à leur ombre comme la hauteur de l’homme à son ombre). Mais il y a à vrai dire autre chose dont il devrait aussi douter, c’est qu’elle fût l’idée d’un seul homme. Or il ne remet manifestement pas en cause l’affirmation que la voie fût ouverte par un “heureux mortel”.

Quoi qu’il en soit, il demeure très remarquable que la géométrie entreprenne de démontrer ce qui est bien évident. Il y a là en effet une véritable révolution de l’esprit, de la manière de penser (Denkart). Si l’on prend l’exemple d’un triangle isocèle, on peut assurément dire que chacun voit bien, à seulement le considérer, que à la fois deux de ses angles et deux de ses côtés sont égaux. Si l’on n’opère pas une révolution intellectuelle, ce fait n’aura jamais besoin de démonstration. La révolution intellectuelle fut opérée par le premier qui démontra le triangle isocèle (der den gleichschenkligen-, gleichseitigen-, gleichschenklichten-Triangel demonstrierte), c’est à dire par celui qui ne se contenta pas de voir dans la figure qu’à la fois deux angles étaient égaux et deux côtés l’étaient aussi. Celui-là voulut démontrer ce que tout le monde voyait bien, ce qui par conséquent n’avait pas besoin de démonstration afin d’être établi. Mais en démontrant les plus petits éléments des mathématiques, ceux sur lesquels reposent les autres, il permit justement la démonstration des autres. Sans la preuve (Beweis) des plus petits il n’y a pas de démonstration (Demonstration) des plus grands.

Cette remarque, pour importante qu’elle soit, ne suffit pourtant pas à épuiser le sens de ce passage, car l’auteur y tire profit de la découverte qu’il a faite plus loin, à savoir celle des jugements synthétiques a priori. C’est elle qui peut expliquer que la raison dans les mathématiques dicte sa loi à l’expérience, détermine ses objets entièrement a priori. Pas plus en effet qu’une démonstration mathématique ne se satisfera d’examiner une figure, elle ne se satisfera pas non plus de s’attacher au simple concept de l’objet qu’elle examine. Car l’analyse de celui-ci ne lui enseignera rien. Par exemple ce n’est pas du concept des deux côté égaux que qui que ce soit, fût-il Thalès en personne, pourra tirer le concept des deux angles égaux. De quelle manière qu’on torture le concept de côtés égaux, on ne lui fera jamais avouer que les angles du triangle sont eux aussi égaux. Afin d’obtenir ce dernier concept il faut réaliser ou construire la figure du triangle isocèle. La géométrie ne procède donc pas par analyse de concepts, elle ne peut pas procéder par analyse de concepts, et, quoiqu’elle doive se représenter son objet a priori par concepts, elle procède par construction de concepts. Toute possibilité de savoir a priori cependant serait perdue et l’on retomberait dans le savoir simplement empirique, d’où ne dérive aucune proposition universelle ou nécessaire, si cette construction ne garantissait que l’esprit ne trouvera dans son objet que ce que lui-même y avait mis.

A ce point de l’exposé de Kant on doit relever la cohérence de sa philosophie. Les mathématiques produisent des propositions apodictiques, celles-ci ne peuvent être fondées sur l’expérience, il faut qu’elles reposent sur des constructions de concepts. Si leur fondement n’était pas dans des constructions de concepts mais dans des analyses de concepts, elles ne cesseraient pas d’être apodictiques, mais elles seraient incapables d’établir des connaissances nouvelles. La question qu’il faut cependant se poser est de savoir si la construction elle-même présente ce caractère de pureté que prétend lui trouver l’auteur.

C – Passant à l’examen de la physique il va prétendre y retrouver ce qu’il croit avoir rencontré dans les mathématiques. Cet examen est sans doute moins facile que le précédent car il est vrai qu’il ne se fait pas comme lui avec vingt-cinq siècles de recul. Mais est-ce une raison pour reconnaître à ” l’ingénieux Bacon de Verulam ” le mérite d’une révolution intellectuelle semblable à celle de Thalès, et que Galilée et les autres fondateurs de la physique n’auraient fait que mettre en application ? Bacon (1561-1626) est un homme d’Etat, personnage ambitieux, intrigant, servile et concussionnaire. Philosophe par ailleurs, nobody is perfect, il publie le Novum Organum en 1620. Il y fait de la recherche scientifique la recherche des causes naturelles des faits. C’est sans doute ce qui lui vaut l’estime de quelques historiens de la philosophie. Mais il ne faut pas se méprendre sur son but qui est la détermination de la forme ou essence des faits, c’est à dire que son but reste conforme aux habitudes de la métaphysique médiévale. Il méconnaît en outre le rôle des mathématiques. On peut donc légitimement affirmer qu’il reste pré-scientifique. Ce ne sont pas les trop célèbres ” tables de comparution (-de présence, -d’absence, -des degrés) ” qui peuvent fonder la méthode expérimentale. Elles ne sont propres qu’à déterminer des formes. Elles n’introduisent donc nullement une révolution subite dans la manière de penser. On peut sans doute excuser Kant de se méprendre au sujet du chancelier d’Angleterre, lequel est aujourd’hui encore souvent tenu pour un fondateur de la science et de l’épistémologie modernes. Toutefois il faut prendre conscience de ce que cette méprise représente quant à la compréhension de la méthode de la physique. On va s’en rendre compte tout de suite.

De son propre aveu il considère ici la physique comme science expérimentale, en tant qu’elle est “fondée sur des principes empiriques” : il ne parle pas en cet endroit de la prétendue physique pure, il parle de la physique dans la mesure où elle procède à des expériences, source de connaissance autre que la raison. Mais il faut se demander à quel rôle est réduite cette autre source. C’est en outre ce qu’illustre très bien le premier exemple. Galilée est cité pour les expériences qui lui ont permis d’établir que tous les corps tombent à la même vitesse, que leur propre masse n’intervient nullement dans leur chute : e = ½ gt². Il faut regarder de près pourquoi ce physicien, ainsi que les deux autres, est loué et admiré. Il sait ce qui va se passer et ce qui se produit survient suivant sa volonté. En l’occurrence il sait à l’avance que l’accélération des sphères de fonte sur le plan incliné ne varie pas selon leur masse, mais selon l’angle d’inclinaison du plan, et en agissant sur celui-ci il fait varier celle-là à son gré. En termes épistémologiques le savant florentin est distingué pour la sagacité de son hypothèse et nullement pour sa soumission à l’autorité de l’expérience qui seule pourtant lui en a permis la validation. De celle-ci il n’est nullement question ni en cet endroit ni nulle part ailleurs. C’est sans doute parce que la physique empirique n’apprend rien de l’expérience qu’il y a au-dessus d’elle une physique pure ! Dans la foulée est cité Torricelli (1608-1647), disciple du précédent, illustre pour avoir réalisé l’expérience où, substituant une colonne de mercure à la colonne d’eau initiale, il montra que la hauteur de celle-ci est inversement proportionnelle à son poids, ce qui constitua une étape nécessaire dans la démonstration de la pression atmosphérique. Même s’il ne prouvait encore pas que la hauteur du mercure dans le tube est proportionnelle à celle-ci, la présence dans cette page de l’élève auprès du maître n’a rien de choquant. Par contre celle de Stahl (1660-1734) est au moins étonnante. Car si l’homme est obscur aujourd’hui, il y a à cela une bonne raison. En effet l’expérience pour laquelle il est cité à cet endroit n’est autre que celle par laquelle il a cru établir l’existence du phlogistique, qui est ce ” quelque chose ” qu’il ôte aux métaux et qu’il restitue à la chaux.

D’une manière plus évidente que les précédents cet exemple montre que Kant ne relève dans la méthode expérimentale que la soumission de l’expérience et même plus précisément de la nature à l’hypothèse. Il ne remarque pas l’humilité du physicien devant l’expérience. Si l’on pense que le bilan scientifique de Stahl est d’avoir retardé de plusieurs décennies le développement de la chimie et si l’on remarque qu’à la date où il écrit l’auteur aurait pu connaître les travaux de Lavoisier, il est au moins fâcheux qu’il ait cru pouvoir comparer Stahl à Galilée. La vérité est qu’il ne sait pas ce qu’est la méthode expérimentale. C’est d’ailleurs exactement la leçon qu’il faut tirer de cette belle et forte phrase : “la raison ne voit que ce qu’elle produit elle-même”. L’affirmation est solennelle. Elle exprime la possibilité de tirer de la raison des connaissances pures a priori et elle détermine clairement le rôle que l’expérience peut jouer à leur égard : c’est uniquement celui d’un révélateur. Tout ce qu’écrit l’auteur dans la fin du § montre ce qu’il en est. Une image forte oppose l’écolier au juge. C’est elle qui permet de comprendre le rôle que le philosophe assigne à l’expérience. Selon lui le physicien est instruit par l’expérience, non pas comme l’écolier est instruit par son maître, mais comme le juge est instruit par les témoins. Tandis que le premier ignore tout et se rend humblement auprès de son maître pour en entendre les leçons, le second sait à l’avance l’essentiel, le plan des faits, et n’interroge les témoins qu’afin de leur faire dire ce qu’il veut entendre, c’est à dire les détails qui confirment l’accusation. C’est les procès de Moscou ! Il est certes vrai que le physicien pas plus que le juge ne sauraient rien trouver s’ils posaient leurs questions au hasard, mais il n’en est pas moins vrai que leurs plans préconçus peuvent être modifiés, bouleversés ou totalement anéantis par l’instruction, celle de l’expérience comme celle du procès. Le modèle qu’il faut donner à la métaphysique se constitue dans ces pages. Deux sortes de questions se posent :
1° comment est-il applicable à celle-ci ? Kant se la pose lui-même et on verra comment il y répond.
2° relève-t-il d’une compréhension réelle de ce que sont les sciences, y compris les mathématiques ?