Etudes sur L’idéalisme transcendantal d’E. Kant

Le jugement synthétique a priori explique la pureté des mathématiques

la Critique de la raison pure, P.U.F., pp. 40-41

La nature des mathématiques pose un problème délicat. Les philosophes des XVIIe et XVIIIe siècles expliquaient la rigueur de ces sciences, la certitude de leurs propositions, en les déclarant entièrement fondées sur le principe de non-contradiction. En d’autres termes les mathématiques étaient pour eux entièrement analytiques, c’est à dire qu’elles l’étaient non seulement dans leurs déductions, mais aussi dans les propositions elles-mêmes. Mais ils se trompaient. Dans les raisonnements il y a en effet entre les propositions des relations entièrement soumises au principe de contradiction, mais à l’inverse chacune d’entre elles intrinsèquement ne peut être que synthétique. C’est vrai des propositions les plus simples, celles sur lesquelles se fondent les autres, par exemple ici que 7 + 5 = 12. Elles doivent inévitablement recourir à une intuition. Toutefois, dès lors qu’on le reconnaît, se présente une nouvelle difficulté : pourquoi les mathématiques ne sont elles pas purement et simplement empiriques, avec pour conséquence une incapacité radicale d’énoncer des propositions nécessaires et universelles ? C’est, répond ici l’auteur, que l’intuition sur laquelle repose leur synthèse est une intuition pure et que cette synthèse elle-même est a priori. Si cette réponse a un sens, cela ne sera établi que par l’Esthétique transcendantale.

A – Pour ouvrir cet important passage de l’introduction l’auteur remarque que le principe de contradiction n’intervient en mathématiques que dans les rapports entre les propositions. Tous les jugements, toutes les propositions mathématiques considérées intrinsèquement, sont synthétiques et nullement analytiques. Le § s’ouvre par une affirmation très remarquable. Au milieu de tant de phrases interminables, à la syntaxe complexe, sinon embrouillée, celle-ci brille par sa netteté. Elle est d’autant plus digne d’attention que, la suite le montre avec évidence, elle implique une contradiction portée à bien des philosophies antérieures. Chaque proposition mathématique, autrement dit chaque théorème, en tant qu’énoncé constitue un jugement par lequel sinon un prédicat est affirmé d’un sujet, du moins une relation très déterminée est établie entre différents termes. Or, comme on le sait, ces jugements enveloppent une certitude, que l’on ne retrouve nulle part ailleurs. De ce fait les mathématiques constituent une science dès l’Antiquité, alors que la physique, même au XVIIIe siècle, malgré les succès de Newton et de quelques autres, n’a pas ce statut. Or Leibniz avait expliqué, dans les Nouveaux essais sur l’entendement humain, Livre IV, chapitre VII (1704), que les mathématiques sont certaines parce que leurs propositions sont analytiques. La démonstration, selon lui, ne consistait qu’en des substitutions opérées sur les propositions initiales, en fin de compte les définitions, selon des règles posées par les axiomes, eux aussi donnés initialement.

C’est donc à l’encontre de cette autorité que Kant affirme péremptoirement que les théorèmes des mathématiques sont tous synthétiques. Ce n’est d’ailleurs pas seulement contre Leibniz qu’il le dit, car il reconnaît que sa proposition est contraire aux conjectures de tous les analystes. Bien qu’elle n’ait été auparavant reconnue de personne, elle est cependant incontestable et de lourde conséquence. Pour ce qui est du premier qualificatif, on va voir comment l’auteur soutient son affirmation. Relativement au second il a raison de penser qu’un tournant est pris dans la philosophie des mathématiques. Car autant le caractère analytique qui leur était attribué permettait d’expliquer leur rigueur, autant il laissait inexpliquée leur fécondité. Mais en saisissant la seconde ne laisse-t-il pas échapper la première ? On va voir comment il résout ce problème.

Lorsqu’on examine les rapports qu’entretiennent entre eux les théorèmes successifs d’une arithmétique ou d’une géométrie, il est vrai qu’ils sont régis par le principe de non-contradiction. Il ne peut être admis aucune contradiction entre le théorème 2 et le théorème 1, il n’en peut être admis aucune entre le théorème 3 et le théorème 2, etc. C’est même la condition sous laquelle une théorie est une théorie, autre chose qu’un fatras de propositions, comme celui que cite Freud dans la Traumdeutung : 1° je vous ai rendu votre chaudron en bon état, 2° votre chaudron était déjà percé quand vous me l’avez prêté, 3° je ne vous ai jamais emprunté votre chaudron. Il est douteux que même l’avocat le plus habile obtienne sur la base d’un tel plaidoyer l’acquittement de son client. Les axiomaticiens quant à eux, ont pour une de leurs premières préoccupations de vérifier la non-contradiction des axiomes qu’ils se donnent au départ. Le principe de contradiction joue légitimement un rôle tellement important de pierre de touche de la vérité d’une proposition, qu’on a pu croire que les premières propositions (Grundsätze) elles-mêmes de la théorie étaient établies grâce à ce principe. Mais si celui-ci confère aux propositions la nature de la certitude apodictique, il est cependant bien impuissant à les établir. Du principe de contradiction isolément, on ne peut rien déduire. C’est ce que l’auteur va montrer après avoir préalablement fait une importante remarque.

B – Bien que les propositions mathématiques soient toutes synthétiques, on ne pourra cependant pas concilier leur certitude, c’est à dire leur universalité et leur nécessité, avec des jugements empiriques. C’est cette exigence qui fait l’importance de la découverte, puisqu’elle implique que les jugements mathématiques soient synthétiques et a priori à la fois. L’expérience est le fondement des propositions empiriques. Or, comme il a été reconnu par Hume, Traité de la nature humaine, Livre I, IIIe partie, (1739) on ne peut fonder sur l’expérience aucune proposition nécessaire. L’expérience permet bien d’établir qu’en effet il en est ainsi, mais elle n’autorise pas à prétendre qu’il doive en être ainsi. Par exemple elle permet bien de dire que l’orbite d’une planète est elliptique (comme il ressort des observations de Tycho Brahé), mais elle n’autorise pas à prétendre qu’elle doive l’être (comme le fait Kepler, à tort de ce point de vue). Contrairement aux précédentes les propositions des mathématiques sont nécessaires. Il est nécessaire que la somme des angles du triangle soit égale à deux droits, ce n’est pas seulement (voire pas du tout) un fait constaté dans telle ou telle occasion. Il ne se peut pas qu’on trouve un triangle dont les angles fassent une somme différente de deux droits (on s’en tient à la géométrie plane).

C’est pourquoi il faut reconnaître dans les propositions mathématiques des jugements a priori, c’est à dire tout autre chose que des jugements empiriques. La nécessité s’oppose au fondement expérimental, comme le caractère a priori s’oppose au caractère a posteriori. On peut ajouter que les théorèmes sont en outre universels, puisque l’universalité est une autre face de la nécessité. Ainsi le théorème cité n’est pas seulement valable d’un triangle formé de trois pommiers, ou de trois étoiles, ou de trois hommes. Il est valable quels que soient les objets considérés. Par opposition à la mathématique appliquée, dont on comprend que la pureté soit contestée, peut être pas plus légitimement, mais au moins plus facilement, Kant tient la mathématique pure pour absolument pure. C’est à dire qu’il tient la mathématique la plus abstraite pour dénuée de toute trace de proposition d’origine empirique. Car dit-il, son concept exige qu’elle soit une connaissance pure a priori. On comprend qu’il cherche à couper court à une discussion oiseuse avec les partisans de l’empirisme et que, sous réserve d’inventaire, il restreigne provisoirement la portée de son énoncé. On ne saurait le lui reprocher. Après tout, Kepler en affirmant que les orbites planétaires sont elliptiques fait justement de la mathématique appliquée et non de la physique. Il y a donc lieu de distinguer effectivement la mathématique appliquée de la mathématique pure. Je me place ici du point de vue kantien et je n’examine pas s’il est légitime de penser qu’il existe une mathématique qui ne doive absolument rien à l’expérience.

C – Le dernier § procède à l’examen d’un exemple susceptible de soutenir ce qui vient d’être avancé. Il met en évidence le recours à l’intuition et, implicitement seulement parce que c’est un problème que ne pourra résoudre que l’Esthétique transcendantale, que cette intuition ne contient cependant absolument rien de particulier. De même que Leibniz avait choisi une proposition d’une extrême simplicité, l’auteur, qui ne souhaite pourtant pas prendre le même exemple, réfléchit sur 7+5=12. C’est affaire de philosophie et non pas de mathématiques, il doit pouvoir se faire comprendre d’une classe de Lettres supérieures. Afin de mesurer la portée de ce que dit Kant il faut se souvenir que Leibniz ici retournerait aux définitions des nombres, en particulier de 1 à 12, ou du nombre en général, n’=n+1. Il énoncerait l’axiome qui autorise à substituer à un nombre sa définition et il démontrerait que 7+5=12. Il affirmerait avoir procédé analytiquement, puisqu’il n’aurait fait que tirer des définitions ce qu’elles l’autorisent à dire. C’est à cette conception philosophique que fait allusion la première phrase de la page 41. Il convient également d’observer que c’est sur la définition du nombre 12 que porte la critique. Car, aussi bien que de 7+5, il peut s’agir de 11+1 ou de toute autre somme susceptible de convenir. Ce sont les principes (Grundsätze) dont l’auteur conteste qu’ils ne soient obtenus que par le principe (Satz) de contradiction. Autrement dit ce sont les définitions (mais à travers elles par conséquent tous les théorèmes) dont l’auteur affirme qu’ils sont synthétiques. Et en effet on peut analyser avec la plus grande attention le concept de la somme de 7 et 5, on ne verra jamais le nombre 12. Enoncer ce nombre n’est pas une proposition simplement analytique, que non seulement légitimerait, mais produirait même le principe de contradiction. Du concept de la somme de 7 et 5 on ne peut tirer par analyse rien de plus que la réunion des deux nombres en un seul. On ne peut absolument pas en obtenir le nombre unique qui renferme les deux autres. Ni le concept des nombres, ni celui de leur somme n’enfermant celui du nombre déterminé qui constitue leur somme, afin d’obtenir celui-ci il faut bien sortir de l’analyse. Il faut bien dépasser les concepts, appeler à l’aide l’intuition. En l’occurrence, afin d’obtenir 12, il faut ajouter peu à peu à 7 les unités constitutives du 5. Par exemple les cinq doigts de la main, en qualité d’intuition, s’ajouteront un à un au nombre 7. La question qui se pose est de savoir si, ce faisant, on renvoie la mathématique à l’empirisme. La réponse n’est pas donnée ici. Cependant l’auteur fait remarquer déjà que ce recours aux doigts n’est qu’un procédé figuratif, que ce dans quoi je vois naître le nombre 12 ça n’est pas vraiment l’expérience des doigts, pas plus que l’expérience de quoi que ce soit d’autre. Les doigts ne sont là que comme le seraient aussi bien des points, comme le serait encore n’importe quoi : hommes, moutons, pommiers, etc. sans que leur nature particulière entre, si peu que ce soit, en considération. C’est dire que, bien qu’elle doive impérativement recourir à l’intuition, la proposition mathématique ne retient pas pour autant ce qui en constitue le contenu. Il me paraît très remarquable que Kant a ici une très importante idée et qu’il la gâche aussitôt.

Il est d’une très grande importance en effet que soit reconnu que le principe de contradiction n’intervient que dans les relations entre les propositions des mathématiques, mais nullement à l’intérieur de celles-ci. C’est l’existence d’une construction dans les mathématiques qui est établie par là. Par cette caractéristique seulement peut être expliqué que les mathématiques soient fécondes, c’est à dire premièrement qu’elles se développent et deuxièmement qu’elles trouvent des applications. Si l’on croit que les mathématiques sont entièrement analytiques, qu’elles sont entièrement régies par le principe de contradiction, on les condamne à la stérilité, à ne pouvoir que mettre en forme ce que l’on sait sans elles. Il faut donc rendre grâce à l’auteur d’avoir mis en évidence que la moindre proposition mathématique faisait usage de l’intuition. Que l’on comprenne bien qu’il ne s’agit pas ici du pif, qui fait deviner le terme auquel le raisonnement doit aboutir et qui oriente le déploiement de celui-ci. L’intuition est le mode de la connaissance par lequel elle se rapporte immédiatement aux objets (Esthétique transcendantale, page 53), qui recueille donc les informations fournies par les sens. On comprend quel est l’écueil sur lequel risque de se briser la certitude des jugements mathématiques : leur rigueur fameuse pourrait bien n’être plus que fumeuse. En effet rien d’universel ni de nécessaire ne peut être trouvé dans l’intuition. Or il faut pourtant bien expliquer pourquoi réellement les mathématiques consistent en jugements apodictiques (sous réserve d’examiner scrupuleusement jusqu’à quel point ils le sont). C’est dans ce dessein que Kant invente le jugement synthétique a priori. C’est un monstre. Mais ce n’est que le premier que rencontre le visiteur dans le musée tératologique kantien. Il est le père d’une belle lignée qui se poursuit avec l’intuition pure, mais aussi corrélativement la représentation, le phénomène et, le plus beau de tous ces spécimens, la chose en soi.

A l’opposé de cette démarche il fallait admettre que l’intuition à laquelle se rapportent les jugements mathématiques, tout en ne contenant évidemment rien qui soit du niveau du particulier, n’est cependant pas pure. Elle ne contient que ce qui se trouve de plus général dans l’expérience, ce qui exprime des conditions d’existence qui, sans pouvoir être universelles ni nécessaires (comme la suite des événements le dément régulièrement) sont cependant, à un moment donné dans une civilisation donnée, partagées par tout le monde. C’est le niveau surempirique de l’expérience, celui auquel Spinoza situe les notions communes, dont on voit bien pourquoi il est celui de l’intuition. C’est à juste titre qu’il les oppose aux idées générales, qui ne sont que des extrapolations. Mais on touche là un constant problème des philosophes : comment distinguer de l’extrapolation un raisonnement qui élabore une loi ?