
L’intuition pure explique le jugement synthétique a priori
la Critique de la raison pure, P.U.F., pp. 53-55
Ce passage semble n’avoir pour objet que de fixer le vocabulaire. C’est sans doute bien ce qu’il fait. Mais ce faisant il prend des options qui sont éminemment significatives de l’orientation de la philosophie de l’auteur. Il veut parvenir à distinguer des intuitions pures. Pour ce faire, il lui faut opposer dans l’intuition la forme au contenu, la première seule fournissant l’intuition pure, tandis que le second fournit la part empirique de l’intuition. Mais opposer dans l’intuition la forme au contenu suppose qu’il y ait déjà dans ce qui est ainsi intuitionné autre chose que le divers : il faut qu’il s’y trouve une certaine élaboration. C’est pourquoi le phénomène tout en étant indéterminé est cependant coordonné, et la représentation tout en étant réceptivité, immédiateté, c’est à dire en fait sensation, est cependant susceptible de contenir quelque chose de pur. Ce passage introductif à l’Esthétique transcendantale (il précède les deux sections consacrées l’une à l’espace et l’autre au temps) est très technique, ce qui ne signifie pas, on le voit, qu’il soit neutre. Il est même d’une grande témérité.
A – Il faut d’abord distinguer la sensibilité (qui va faire l’objet de la première partie de la Théorie transcendantale des éléments) de l’entendement (qui fera l’objet de la seconde, c’est à dire de la Logique transcendantale), puisque deux sortes différentes d’éléments sont indispensables afin de constituer la connaissance humaine. La sensibilité rend possibles des intuitions, tandis que l’entendement produit des concepts (dont il ne sera plus question avant la première division de la Logique transcendantale : l’Analytique transcendantale). Une connaissance est toujours la connaissance d’un objet, elle renvoie toujours à quelque chose qui est extérieur à l’esprit, étranger à lui, et qui lui est donné. Il est assurément possible pourtant de distinguer différents degrés de la connaissance. Certaines se rapportent à l’objet plus immédiatement que d’autres, parce qu’il y a différents niveaux d’élaboration de l’abstraction. Mais, de quelle manière, par quel moyen, qu’elle le fasse, il faut bien qu’en dernier lieu elle se rapporte immédiatement à l’objet. On appelle intuition le mode par lequel elle le fait. Et comme il faut bien que toute connaissance y aboutisse, l’intuition est aussi le mode auquel tend toute pensée.
Il y a cependant plusieurs manières pour un esprit de se rapporter immédiatement à un objet. L’auteur pose dans la parenthèse une distinction entre l’esprit humain et un autre esprit. Pour le premier l’intuition est une affection, elle est passive, réceptive. Pour l’esprit divin au contraire l’intuition est une fonction, l’intuition est active, créatrice comme le veut la tradition théologique. De Dieu il n’est ici jamais explicitement question, mais l’Idéalisme transcendantal y renvoie implicitement par une nécessité propre à son rôle. Ce n’est pas seulement l’objet cependant qui affecte l’esprit humain. C’est déjà une représentation. C’est sur ce point, relativement à la définition de la sensibilité (Sinnlichkeit), qu’on peut remarquer que sous des dehors terminologiques, ce passage est très pervers. Dans la mesure où son auteur est conscient de ce qu’il fait, on peut même s’autoriser à dire que la finalité en est vicieuse. La sensibilité en effet y est définie de manière complexe. Elle n’est pas simplement la capacité qu’a l’esprit d’être affecté par l’objet. Elle est sa capacité de recevoir des représentations grâce à sa manière d’être affecté par l’objet.
L’interprétation est placée devant une alternative : ou bien le mot sensibilité doit être employé dans les deux sens, mais ça ne semble pas devoir être le cas dans la Critique de la raison pure, ou bien la sensibilité n’est qu’un effet second de la capacité d’être affecté par l’objet et cette dernière est quelque chose sans pour autant être déjà la sensibilité. Mais alors qu’est-ce que c’est ? Une pierre, dira-t-on par exemple, ne dispose pas de la capacité d’être affectée par l’objet, à moins qu’on n’entende par affection que le résultat d’une action mécanique. Si un esprit en dispose au contraire, c’est parce qu’au-delà de ce résultat (un changement de lieu, par exemple) et afin de l’interpréter il se fait une représentation. Mais ce n’est pas ainsi que s’exprime l’auteur. La représentation dans sa philosophie est déjà ce qui affecte l’esprit sensible. Si la capacité d’être affecté par l’objet n’a pas de nom, en revanche ce qu’elle produit en a pourtant un, c’est la sensation. Il faut donc soigneusement la distinguer de l’intuition. Cette dernière étant le produit de la sensibilité, de quoi la sensation est-elle le produit ? Il est surprenant qu’une mise au point terminologique aboutisse à une telle difficulté. Ces manipulations techniques ont pourtant bien un sens.
Dans ce §1 de l’Esthétique transcendantale tout est agencé en effet afin que la représentation soit ce dont est affecté l’esprit capable d’être affecté. Ce n’est donc pas l’esprit qui forme une représentation, il la reçoit. De la même façon que Berkeley dans les Traité des principes de la connaissance humaine (1710) appelle idée ce que l’entendement perçoit et nie par voie de conséquence que l’esprit ait une activité propre dans l’élaboration de la connaissance, Kant appelle ici représentation ce que l’entendement perçoit et se place par conséquent en très mauvaise position pour établir que l’entendement a un rôle actif dans la connaissance.
Quelle différence y a-t-il entre son Idéalisme transcendantal et l’idéalisme immatérialiste de l’évêque de Cloyne ? Il semble qu’en maintenant la réalité empirique de l’espace et du temps sans rien changer à leur idéalité, qui reste leur statut ontologique, le premier ait le souci de donner quelque solidité au monde des apparences (Schein), celui-ci devenant le monde des phénomènes (Erscheinung), afin d’épargner à Dieu une intervention miraculeuse. Il aménage la philosophie de Berkeley, c’est à dire l’empirisme, afin de moins heurter la commune conviction que le monde que nous voyons, dans lequel nous nous mouvons, est réel et que les interventions divines sont exceptionnelles. Tandis que la sensibilité fournit des intuitions, qui sont déjà à elles seules des représentations, l’entendement de son côté pense (denkt). De lui naissent les concepts qui vont permettre une élaboration plus élevée des représentations, qui vont les déterminer. Mais il n’est pas opportun d’en parler ici. Il est au contraire nécessaire d’approfondir le rôle de la sensibilité dans la connaissance.
B – Il faut donc maintenant séparer dans le phénomène la matière et la forme. Quoique indéterminé en effet le phénomène n’est pas incoordonné et il y a donc en lui, outre la sensation donnée a posteriori, des rapports qui ne peuvent être fournis qu’a priori par l’esprit lui-même. On vient de voir quel travail de déplacement est produit par la Critique sur la notion de représentation. Parce que la sensibilité suffit à fournir une représentation, parce que l’intuition à elle seule est déjà une représentation, il faut la distinguer de la simple sensation (Empfindung) qui n’est que l’action de l’objet sur la faculté représentative et non encore sur la sensibilité.
On a en vain tenté de voir ci-dessus ce qu’est cette faculté représentative qui n’est pas encore la sensibilité. Mais on comprend maintenant que la philosophie critique doit bien admettre que quelque chose précède en l’esprit la représentation, c’est à dire ce qu’elle appelle l’intuition, parce que si cette dernière est coordonnée il faut bien que quelque chose d’incoordonné la précède. Seulement comme elle veut trouver cette représentation dans la sensibilité elle-même, elle est empêchée de définir la sensibilité comme la capacité de recevoir des sensations. A ce travail en est nécessairement lié un autre, tout à fait corrélatif, sur la notion de phénomène, qui va la déplacer aussi.
Il faut maintenant distinguer dans la représentation, puisqu’elle est coordonnée, une forme et une matière. Si celle-ci est apportée par la sensation, le rôle de l’intuition, en l’occurrence de l’intuition pure, est de lui donner une forme et par conséquent il doit encore être distingué de celui des concepts. Ainsi pour cette raison l’objet de l’intuition est-il déjà un phénomène. Le nom de phénomène ne peut pas être réservé à l’objet de l’entendement et réciproquement l’objet de l’intuition n’est déjà plus le divers (das Mannigfaltige). Il faut par suite distinguer non seulement dans le phénomène une matière et une forme, mais dans la forme elle-même du phénomène ce qui est coordination et ce qui est détermination. La matière en est la sensation. Quant à sa forme, elle commence avec la coordination du divers (et elle ne s’achève qu’avec la détermination du coordonné), laquelle forcément est autre chose que la sensation, et par suite n’est pas donnée empiriquement. Cette forme, en tant que forme, précède dans l’esprit la sensation, c’est par elle seulement que cette dernière est coordonnée et accède de ce fait au rang de phénomène. Il y a donc dans l’intuition quelque chose qui est a priori.
Ainsi la notion de phénomène est-elle légèrement décalée par cette philosophie. Tandis que dans l’usage le plus rigoureux le mot, en tant qu’il désigne autre chose que le divers informe, est univoque et renvoie au fait complètement interprété, entièrement constitué, on voit qu’ici il peut déjà renvoyer à quelque chose qui n’est qu’un intermédiaire entre ces deux-là.
C’est certes l’effet du choix théorique qui exclut l’espace et le temps des concepts de l’entendement, mais force est de constater que ce choix aboutit à rendre confuse une notion qui pourrait être claire. Une telle confusion pourrait éventuellement se comprendre si l’on voyait que la coordination fût autre chose que la détermination. Mais aucune page de la Critique de la raison pure ne permettra vraiment de le croire, pas même la page 105 (édition allemande Reclam, page 170) qui tentera une subtile mais verbale distinction entre Synopsis, Synthesis et Einheit.
C – Le résultat du § précédent est qu’il y a donc une forme pure de la sensibilité, en d’autres termes une intuition pure. L’analyse d’une représentation permet d’y séparer d’une part ce qui est apporté par l’entendement, d’autre part ce qui appartient à la sensation, mais aussi troisièmement cette forme pure de la sensibilité. La forme du phénomène indéterminé qui se trouve a priori dans l’esprit est une forme pure, ou une représentation pure, ou une intuition pure. Ici à nouveau on peut se croire sur le terrain terminologique. Chaque auteur n’est-il pas maître de son vocabulaire, maître de définir librement les mots dont il use ? Kant en particulier n’a-t-il pas le droit, après tout, d’appeler pure une intuition qui ne contient rien d’empirique ? Assurément. Toutefois ce choix est significatif. Car cette expression n’est légitime que dans l’exacte mesure où l’est la distinction de l’intuition et de la sensation. Elle suppose dans l’intuition autre chose que la sensation, et autre chose qui néanmoins n’est pas conceptuel (sinon ce serait la distinction de la sensation et du concept). L’examen de la suite de la Critique dira si cela est légitime.
On se contentera pour l’instant de relever combien est paradoxale (ce qui n’est pas nécessairement blâmable) l’expression d’intuition pure, l’intuition étant ordinairement comprise comme connaissance fondée sur l’expérience. Mais l’intuition pure serait susceptible d’être atteinte dans un exercice d’abstraction qui, considérant la représentation d’un objet, en détache successivement ce qui est pensé par l’entendement, puis ce qui appartient à la sensation, pour trouver enfin l’intuition pure, reliquat irréductible aux deux espèces précédentes. Evidemment cette démarche suppose que soient différentes les unes des autres des notions telles premièrement que substance, force, divisibilité, qui sont pensées par l’entendement (la première étant un concept pur, les autres des concepts empiriques), telles deuxièmement qu’impénétrabilité, dureté, couleur, qui sont obtenues par la sensation, et telles troisièmement qu’étendue, figure, qui relèvent de l’intuition pure. Celle-ci existe indépendamment d’un objet, elle est la simple forme de quoi que ce soit, qui est donné à la sensibilité.
D – L’Esthétique transcendantale est la science qui s’occupe de l’intuition pure, dite aussi forme pure de l’intuition. Elle distingue d’ailleurs l’espace et le temps. Il y aurait donc une sensibilité a priori et il y aurait pour en connaître les principes une science qui serait en quelque sorte la sœur de la Logique transcendantale, celle-ci étant la science des principes de la pensée a priori.
Kant appelle transcendantal justement ce qui concerne les principes de la connaissance a priori. Plus exactement l’Introduction avait dit, page 46, “J’appelle transcendantale toute connaissance qui s’occupe moins des objets que de nos concepts a priori des objets“, et la Logique précisera, page 79, “Il ne faut pas nommer transcendantale toute connaissance a priori, mais celle seulement par laquelle nous savons que certaines représentations sont appliquées ou peuvent l’être simplement a priori, et comment elles s’appliquent“. Revenant à la procédure d’abstraction qui a été employée dans le § précédent, l’auteur la mène à présent à son terme. Isolant la sensibilité de l’entendement, puis la sensation de l’intuition pure, il trouve deux formes pures de la sensibilité, l’espace et le temps.
On peut relever que sa terminologie le condamne à découvrir l’intuition pure dans l’intuition empirique (page 54, lignes 28-30), ce qui est quand même un peu surprenant ! Comme on trouvait déjà la même chose dans les lignes précédentes (page 54, lignes 16-17) on est forcé de se dire que ce n’est pas un lapsus. Cela s’explique certes comme une suite inévitable de la distinction faite entre la coordination et la détermination : l’indéterminé est empirique, mais il y a pourtant déjà en lui quelque chose qui le coordonne et qui est pur. Il n’en reste pas moins que cette terminologie est révélatrice d’un choix philosophique auquel le lecteur doit être attentif. Ainsi pour parvenir à ses fins l’auteur doit-il extraire l’espace et le temps de la liste des concepts purs de l’entendement. Du même coup dans les éléments transcendantaux il s’agit d’en distinguer de deux sortes. Il y a d’un côté les concepts purs et de l’autre les intuitions pures. Cette manœuvre est-elle productive ? Est-elle par ailleurs légitime ? Pour ce qui est de sa productivité on ne reprochera assurément pas à Kant de n’en avoir pas tiré les résultats qu’il en attendait ; sa philosophie constitue un système cohérent, le système de l’Idéalisme transcendantal. Par contre, concernant sa légitimité, il est permis de se demander si l’auteur a de bons arguments.
C’est une question qu’il conviendra d’examiner au moment où l’on passera à l’explication de l’Idéalisme transcendantal. Toutefois il est d’ores et déjà permis de dire qu’il est douteux que l’espace et le temps doivent être considérés autrement que ne le sont la quantité, la substance, la cause, comme des concepts de l’entendement. Au cas où rien ne distinguerait particulièrement l’espace et le temps d’une part et les catégories de l’autre, l’auteur, en les opposant, n’aurait pas contribué à éclaircir la théorie de la connaissance. Le prix payé afin de rendre compte de la prétendue pureté des mathématiques serait bien lourd.