
L’idéalité transcendantale explique l’intuition pure
La Critique de la raison pure, P.U.F., pp. 66-67
Lorsqu’on récapitule les §§ de l’Esthétique transcendantale consacrés d’une part à l’espace et de l’autre au temps, on aperçoit le bénéfice que permet l’Idéalisme transcendantal à la fois sur le réalisme et sur l’empirisme. Seule la philosophie kantienne permet de penser correctement les mathématiques, parce que seule elle permet d’expliquer les jugements synthétiques a priori et par là que les mathématiques soient à la fois rigoureuses et fécondes.
A – L’Idéalisme transcendantal limite la valeur de l’espace et du temps au champ des phénomènes et nie qu’ils en aient une dans celui des choses en soi. Les pages qui précèdent ont montré les raisons que l’auteur croit pouvoir avancer en faveur de sa conception de l’espace et du temps. Il a exposé les arguments qui lui permettent de croire qu’ils sont des intuitions pures. Cela signifie en l’occurrence que ce ne sont ni des concepts, et encore moins des concepts purs de l’entendement, ni des éléments empiriques de la connaissance. Ce sont des intuitions pures. A titre d’intuitions ce sont des sources de connaissance. Et en tant qu’intuitions pures ce sont des sources de connaissances pures. Ce sont les formes de toute intuition et ils permettent la construction des objets mathématiques. Comme le montre la géométrie, l’espace a des propriétés, qui s’imposent à tous les objets qu’il permet d’intuitionner, et qu’il est possible de penser a priori.
C’est pourquoi cette science est à la fois capable d’énoncer des propositions apodictiques et capable de produire des propositions nouvelles. Ses propositions sont synthétiques a priori. Ainsi se trouve élucidé le mystère des mathématiques. Mais du même coup se trouve réglé le sort de la métaphysique en tant que connaissance d’objets transcendants. Une telle connaissance n’est pas possible. En effet ce n’est qu’en tant qu’ils sont la forme pure de toute intuition sensible que l’espace et le temps constituent des sources de connaissance. Par là même ils se déterminent leur propre limite, celle au-delà de laquelle ils deviennent impropres à produire quelle connaissance que ce soit. Il est donc vain d’espérer connaître par leur truchement des objets qui ne se donnent pas dans l’expérience et qui par ailleurs, de ce fait, ne peuvent pas non plus être connus empiriquement. En dehors du champ de l’expérience ils sont sans usage. La connaissance des propriétés de l’espace ne peut être d’aucune utilité lorsqu’il s’agit de connaître Dieu, l’âme ou le cosmos, non pas parce que Dieu, l’âme et le cosmos ne sont pas l’espace, mais parce qu’ils ne m’apparaissent pas dans l’espace et que, toute chose qui m’apparaît le faisant dans l’espace, ils ne m’apparaissent pas du tout. La métaphysique en tant que savoir est impossible.
Il faut donc réciproquement comprendre que l’espace et le temps, en tant que conditions de la sensibilité ne nous permettent pas de connaître les objets tels qu’ils sont en soi, mais seulement tels qu’ils nous apparaissent, et tels qu’ils doivent nécessairement nous apparaître. C’est en tant que phénomènes que les objets nous sont connus dans l’espace et le temps. Le phénomène (Erscheinung) d’une part n’est pas la chose en soi (Ding an sich selbst), de l’autre n’est pas non plus une apparence (Schein). Car d’un côté ce que nous connaissons des choses n’est pas ce qu’elles sont en soi, ce que pourrait en savoir un esprit auquel ne seraient pas assignées les conditions particulières de réceptivité que sont l’espace et le temps, et de l’autre ce que nous en connaissons est ce que nous devons nécessairement en connaître. C’est ainsi que se détermine le sens précis du subjectivisme kantien. C’est un subjectivisme dans la mesure où la connaissance se fait dans des formes qui n’appartiennent qu’au sujet humain et non à un esprit supérieur, mais ce n’est pas du tout un subjectivisme si l’on entend par là que chaque sujet serait condamné à voir les choses par ses propres yeux.
C’est pourquoi l’auteur précise que sa philosophie admet sans restriction que la connaissance par expérience, pourvu évidemment que l’on sache distinguer le jugement d’expérience du jugement de perception, soit certaine. Que les objets ne nous apparaissent pas tels qu’ils sont, n’ôte rien à la valeur de la connaissance qu’on en prend, dès lors qu’ils nous apparaissent comme nécessairement ils doivent nous apparaître. Au contraire de l’auteur les partisans du réalisme transcendantal sont conduits d’une manière ou d’une autre à des difficultés infranchissables par leur philosophie. Ils sont incapables de penser soit la métaphysique, soit les mathématiques.
B – Si l’on n’admet pas la doctrine de l’idéalité transcendantale de l’espace et du temps (dont le corrélat est leur réalité empirique), si l’on tient donc à la réalité transcendantale de l’espace et du temps, bref si l’on est partisan du réalisme, on est placé devant une alternative. La première possibilité est d’admettre que l’espace et le temps sont des substances. Ce choix permet encore de penser les mathématiques mais pas la métaphysique. La deuxième possibilité du réalisme est de voir dans l’espace et le temps des accidents en ce sens qu’ils ne sont révélés que par l’expérience. Cela permet à l’inverse de la solution précédente de penser la métaphysique mais pas les mathématiques. Les réalistes sont d’une part des physiciens mathématiciens et d’autre part des physiciens métaphysiciens. Ce n’est pas en fonction d’une étude statistique qu’ils sont ainsi nommés, c’est seulement en tenant compte de deux choses, à la fois de leur commune hypothèse de voir dans l’espace et le temps des objets, des choses qui par conséquent appartiennent à la nature (fusiv), ce pourquoi ils sont déclarés physiciens, et en même temps de leur choix ou de leur capacité de sauvegarder les uns la mathématique, les autres la métaphysique. Parce que c’est une classification ad hoc, qu’elle n’est fondée que sur les perspectives propres au système kantien, qu’elle n’a aucune valeur historique, elle permet de reconnaître les adversaires que vise l’auteur : d’un côté Newton et de l’autre Hume.
1°/ En 1714-16 Newton avait fait ferrailler son plumitif Clarke contre Leibniz sur la question de l’espace et du temps. De la position de ce dernier sur la question, parce que l’auteur n’en dit rien ici, je me contenterai d’indiquer qu’il ne s’y reconnaît pas non plus, parce que s’il admet l’idéalité de l’espace et du temps, il ne reconnaît pas leur réalité empirique. Quant à celle de Newton elle a été exprimée dans la troisième réponse de Clarke (avril 1716, point 3) : “Space is not a being, but an eternal and infinite being ; but a property or a consequence of the existence of a being infinite and eternal” ; et dans la quatrième (juin 1716, point 10) : “space and duration are not hors de Dieu, but are caused by, and are immediate and necessary consequences of his existence : and whithout them, his eternity and ubiquity (or omnipresence) would be taken away“. Elle consiste donc à admettre la réalité absolue de l’espace et du temps, sinon à en faire des substances. Cependant ce ne sont pas des êtres parmi les autres êtres, comme le sont par exemple un arbre, une montagne ou un homme. Ce ne sont pas des êtres à ce titre-là. A ce titre-là ce sont des non-êtres. Cependant ce sont eux qui contiennent en eux-mêmes l’arbre, la montagne ou l’homme et il faut donc bien qu’ils existent aussi.
Ce réalisme permet certes de penser la certitude des mathématiques puisque, par exemple s’agissant de la géométrie, l’espace est l’infinité même de Dieu et que par conséquent il apporte la garantie de celui-ci aux propositions géométriques. Par contre si l’on entend sortir du champ des phénomènes, si l’on veut penser Dieu comme semble vouloir le faire ici Newton, alors on tombe dans l’embarras. On voit bien que Leibniz met en difficulté son rival sur la question de savoir si Dieu est dans l’espace et le temps, ou ce qu’il en est de l’espace et du temps relativement à Dieu. Ils sont causés (créés) par Dieu et donc ce dernier n’a pas besoin d’eux pour exister. Et pourtant sans l’espace il ne serait pas infini, sans le temps il ne serait pas éternel. C’est un imbroglio.
2°/ Un second parti, celui des physiciens métaphysiciens, tire de l’expérience des phénomènes des rapports qui ne peuvent plus alors avoir de valeur qu’empirique. Certes l’espace et le temps sont pour eux réels, mais ils ne sont rencontrés que dans le champ de l’expérience dont ils constituent des rapports de juxtaposition (pour ce qui est de l’espace) ou de succession (pour ce qui est du temps). C’est ainsi que Hume écrit “quand j’ouvre les yeux et que je les tourne vers les objets environnants, je perçois de nombreux corps visibles ; et quand de nouveau je ferme les yeux et considère la distance, qui est entre les corps, j’acquiers l’idée d’étendue. (…) De même que nous recevons l’idée d’espace de la disposition des objets visibles et tangibles, de même nous formons l’idée de temps de la succession des idées et des impressions ; et il est impossible que jamais le temps puisse se présenter ou que l’esprit le perçoive isolément” (Traité de la nature humaine, Livre I, deuxième partie, section III, 1739).
Ce n’est donc que par abstraction, c’est à dire par un effet de l’imagination, que nous formons les idées de juxtaposition ou de succession. La grande lacune de cette philosophie, la philosophie empiriste, c’est qu’elle rend impossible de concevoir la certitude des mathématiques. Hume d’ailleurs ne la tient pas pour telle et il fait du scepticisme le centre de son système. Quoi qu’il en soit, puisque les propriétés de l’espace et du temps ne sont que le produit des impressions que nous avons reçues des objets environnants par la médiation de nos sens (explicitement la vue et le toucher), elles n’ont pas de réalité autre qu’empirique et il serait par conséquent excessivement téméraire de croire qu’elles valent pour les objets dont nous n’avons pas eu impression. C’est pourquoi il n’est pas légitime d’affirmer de nos propositions mathématiques une certitude apodictique. Le scepticisme à l’encontre des mathématiques est contradictoire avec ce que nous enseigne des mathématiques l’expérience elle-même. C’est le point faible des physiciens métaphysiciens. Par contre leur point fort touche évidemment à la métaphysique elle-même.
En effet si nos idées ne valent pas pour les objets dont nous n’avons pas reçu d’impressions, il est bien clair que nos idées d’espace et de temps ne peuvent être appliquées à Dieu. On est donc ici parfaitement libre de dire que Dieu n’est pas dans l’espace, que Dieu n’est pas dans le temps, que ce ne sont pas des propriétés de Dieu, etc. L’entendement peut concevoir de même l’âme ou le cosmos sans les enfermer dans des rapports avec l’espace et le temps, il n’est pas contraint de les traiter en phénomènes. L’auteur veut ici montrer deux choses. La première est qu’il a résolu son problème ; la seconde qu’aucune autre philosophie ne permet de le résoudre. Sur le premier point c’est tout à fait clair : il fallait expliquer comment sont possibles des jugements synthétiques a priori. C’est maintenant fait. Ces jugements en effet sont possibles parce que la synthèse mathématique se fait en recourant à la seule forme de l’intuition et non à son contenu. C’est à dire que l’Idéalisme transcendantal est l’explication de la synthèse a priori. Il faudra s’en souvenir quand ultérieurement on se demandera sur quoi l’auteur se fonde pour expliquer à son tour l’Idéalisme transcendantal. Quoi qu’il en soit présentement, celui-ci a des conséquences. L’espace et le temps en effet ne sont plus que la forme de l’intuition. Mais de ce fait le problème se déplace : s’ils sont la forme de l’intuition ils ne peuvent pas avoir de valeur à l’égard de ce qui n’est pas intuitionné, c’est à dire à l’égard de ce qui ne se présente pas dans l’expérience. L’espace et le temps ne peuvent pas être la forme des objets métaphysiques, Dieu, l’âme, le cosmos, la liberté. On trouve là la raison pour laquelle la philosophie kantienne doit s’interdire la métaphysique spéculative et remplacer le savoir par la croyance.
Sur le deuxième point c’est un peu plus compliqué. L’auteur n’est qu’allusif. Il ne cherche pas en outre à s’exprimer sur ce qui le distingue de l’idéalisme tout court, c’est à dire sur la philosophie de Leibniz. Il le fera ailleurs. En attendant c’est au réalisme qu’il souhaite régler son compte. Mais si l’on croit réels l’espace et le temps, cela peut signifier deux choses. Cela peut être l’expression d’un dogmatisme, qui fait d’eux des réalités absolues et cela peut être un réalisme plus prosaïquement empirique, qui n’en fait que des produits de l’expérience. Chacune de ces deux doctrines a son point fort. Pour la première c’est de permettre de comprendre que les mathématiques sont certaines, pour la seconde de n’être pas contrainte de penser les objets métaphysiques dans l’espace et le temps. Mais le point fort de l’une est le point faible de l’autre. Aucune des deux ne peut être pleinement satisfaisante. Seul le kantisme est propre à satisfaire Kant, ce qui n’est pas bien surprenant.