
Pureté des mathématiques explique l’idéalité transcendantale
La Critique de la raison pure, P.U.F., pp. 70-72
Dans une série de remarques qui s’ajoutent à l’exposition de l’espace puis à celle du temps, Kant continue à plaider pour sa solution et de nouveau ce qui retient sa réflexion c’est l’idéalité transcendantale du temps et de l’espace plutôt que leur réalité empirique. Il a de la difficulté à faire admettre la première tandis qu’il n’en rencontre évidemment pas pour faire admettre la seconde. Cette dernière non seulement ne heurte pas le sens commun, mais est au fond destinée à le rassurer. C’est ce que Leibniz, dans sa correspondance avec Clarke (1714-1716) ne faisait pas.
Kant établit dans ces deux pages, avec une précision qui manquait au passage précédent, que les mathématiques ne sont intelligibles, en l’occurrence que leur rigueur n’est intelligible que si l’espace et le temps, loin d’appartenir aux choses telles qu’elles sont en soi, ne sont que les formes, relatives à la sensibilité humaine, sous lesquelles les choses atteignent celle-ci. C’est seulement sous cette condition que l’on peut avancer des propositions telles que celles de l’arithmétique et de la géométrie, qui sont a priori et pourtant synthétiques.
A – La première chose à montrer est que l’astuce kantienne n’est pas seulement commode, mais qu’elle est absolument la seule manière de penser les mathématiques et que par conséquent elle doit être tenue pour certaine. Puisque l’auteur a lui-même usé de la métaphore de la révolution copernicienne, on peut se sentir autorisé à la reprendre ici. Le changement radical de point de vue qu’il préconise en métaphysique consiste bien à régler les objets sur la connaissance et non plus la connaissance sur les objets. C’est ce retournement qu’exprime l’Idéalisme transcendantal. Nous ne connaissons a priori des objets que ce que nous y mettons, aussi ce que nous connaissons d’eux n’est-il nullement ce qu’ils sont en soi, mais seulement un phénomène. Or tout comme la physique a dû lutter contre une interprétation timorée de la révolution copernicienne, qui n’y voyait qu’une hypothèse destinée à simplifier les calculs, la métaphysique, c’est à dire la Critique de la raison pure, doit fermement repousser la destitution de l’Idéalisme transcendantal au rang de simple hypothèse. C’est une théorie certaine et indubitable, autant que l’est pour sa part la théorie copernicienne. La métaphysique y trouve un organon, un outil, qui lui permet de se développer. La remarque ainsi introduite va viser à mettre en évidence qu’on n’est pas libre d’admettre ou de rejeter à son gré l’Idéalisme transcendantal.
B – L’auteur raisonne par l’absurde. Il admet provisoirement l’hypothèse opposée à la sienne et vise à en montrer l’inanité. A supposer que l’espace (l’auteur laisse provisoirement de côté la question du temps) existe en soi objectivement, c’est à dire qu’il soit une réalité et que les choses pour exister doivent nécessairement se trouver dans l’espace (ce qui est le point de vue de Newton), il est promu au rang de condition de possibilité des choses en elles-mêmes. Ce ne sont plus seulement les phénomènes qui sont perçus dans l’espace, mais les choses telles qu’elles sont en soi. Mais l’espace lui-même est la première de ces choses en soi.
Alors se présente une difficulté insurmontable. Il y a en effet une contradiction entre l’hypothèse du réalisme de l’espace et l’existence dans les mathématiques de propositions certaines. Il y a une contradiction entre la réalité de l’espace et des propositions apodictiques et synthétiques a priori. Rien ne peut légitimer celles-ci. C’est pourquoi l’auteur demande où l’on prend ces propositions. L’entendement dans cette hypothèse est réduit à ses seules forces, il ne peut prendre appui sur des formes de la sensibilité, ou intuitions pures, pour aller à la rencontre des choses, puisque ce sont les choses en soi. Dans ce cas des vérités absolument nécessaires et valables universellement sont absolument impossibles.
C – L’auteur va être plus précis. Afin de montrer l’absurdité de la thèse opposée, il faut passer en revue les moyens dont on dispose pour effectuer une synthèse a priori et les écarter un à un jusqu’à trouver le bon. Les moyens de la connaissance sont les concepts et les intuitions, les uns et les autres sont soit a priori soit a posteriori. Un croisement est possible entre ces deux alternatives, ce qui donne quatre possibilités abcd (cf. la leçon sur la subjectivité de la connaissance). Pour la commodité je désigne par a les concepts empiriques, b les intuitions empiriques, c les concepts purs, d les intuitions pures.
Dans l’hypothèse de la réalité de l’espace, laquelle de ces quatre possibilités permet-elle de comprendre qu’il y ait en géométrie des propositions universelles et nécessaires ? Il faut éliminer d’emblée les suppositions a et b, c’est à dire tant les concepts que les intuitions dès lors qu’ils sont empiriques. Un concept empirique, tel que celui de force, pour reprendre un exemple que l’auteur a donné plus haut, est fondé sur une intuition elle-même empirique, comme celle que l’on prend en déplaçant un objet lourd, ou en résistant à son déplacement. Sur une telle expérience on peut fonder une proposition synthétique, telle que ” tout corps plongé dans un liquide subit de la part de celui-ci une poussée verticale, dirigée de bas en haut, égale au poids de liquide déplacé “. Le principe d’Archimède est une proposition synthétique, puisque aucune analyse de la notion de force, ni d’aucune autre notion ne permettrait de l’établir. Seulement cette proposition synthétique, parce qu’elle ne se fonde sur rien d’autre que l’expérience (que celle-ci soit scientifique ou vulgaire ne change rien) est tout empirique et absolument incapable de justifier une proposition universelle et nécessaire. Une proposition fondée sur l’expérience est valable jusqu’à la prochaine expérience, laquelle peut-être lui infligera un cinglant démenti.
Mais il n’en va pas de même, croit l’auteur, des propositions mathématiques. Il faut donc que leur fondement soit autre. Les premières possibilités étant exclues, il reste les deux autres : c et d les concepts et intuitions a priori. Les quelques lignes qui exposent des exemples sont destinées à éliminer c, à montrer que les concepts à eux seuls n’autorisent aucune synthèse (c’est d’ailleurs pourquoi dans le raisonnement précédent qui concernait les concepts empiriques, on était renvoyé immédiatement aux intuitions empiriques). Le concept de ligne droite en effet ne contient rien qui interdise de penser qu’avec deux lignes droites on forme une figure et qui permette de le penser de trois. Les concepts de ces nombres ne le disent pas davantage. (Kant a tellement raison que sur une surface courbe deux lignes droites, c’est à dire deux plus courts chemins, enferment un espace, comme c’est le cas de deux grands cercles sur la sphère, de deux méridiens par exemple sur la terre). La géométrie ne recourt pas pour rien à l’intuition, elle ne peut pas faire autrement. C’est l’intuition d’une étendue plane qui autorise la géométrie euclidienne à affirmer que deux lignes droites n’enferment aucun espace et qu’il en faut trois pour former une figure. (C’est l’intuition d’une étendue courbe qui autorise la géométrie riemannienne à affirmer que deux lignes droites suffisent à former une figure).
Ceci étant admis, il reste une question : quelle espèce d’intuition, soit pure a priori, soit empirique va-t-elle permettre d’énoncer une proposition universelle et nécessaire ? Pour ce qui est de la première on a déjà répondu ci-dessus : l’intuition empirique (b) n’autorise aucune proposition de ce type. Reste donc une seule supposition susceptible de rendre compte de ce que sont, aux yeux de l’auteur, les mathématiques. Seule une intuition a priori (d) est capable de fonder des propositions universelles et nécessaires. Comme les trois suppositions précédentes (abc) ont échoué, il faut bien retenir finalement celle-ci. Il faut qu’il y ait en nous un pouvoir d’intuition a priori, sinon il n’y a pas de mathématiques pures. Les mathématiques pures existent il faut donc que ce pouvoir d’intuition a priori existe. Parce que l’espace est la forme a priori sous laquelle l’esprit humain appréhende les objets, parce qu’il est la condition subjective de la connaissance, mais parce qu’aussi c’est seulement relativement à la forme de la connaissance qu’il constitue une condition, il permet de fonder des propositions universelles et nécessaires et celles-ci, en retour, ne portent pas sur ce que sont en soi les choses mais seulement sur les phénomènes. Parce que l’espace est une condition universelle et a priori, qui rend possible l’objet de l’intuition, la géométrie est certaine.
D – L’Idéalisme transcendantal permet de trouver la solution du problème posé par l’existence des mathématiques pures, parce qu’il distingue les conditions subjectives de la connaissance humaine des conditions objectives concernant l’existence des objets. Si au contraire de ce qui vient d’être dit l’espace était réel, la figure formée par trois lignes droites, le triangle, serait une réalité indépendante des conditions subjectives de la connaissance. Par suite il serait impossible d’en rien dire a priori. Pour en dire quelque chose il faudrait nécessairement s’en donner l’intuition, laquelle n’étant alors pas du tout celle d’une forme serait inévitablement a posteriori, incapable de fonder quelle proposition universelle et nécessaire que ce soit.
C’est pourquoi il faut impérativement reconnaître une distinction entre ce qui est nécessaire dans les conditions subjectives et ce qui est nécessaire dans l’objet en soi. C’est seulement parce que les rapports géométriques ne sont nécessaires que dans les conditions subjectives qu’ils sont connaissables a priori, et ce n’est inversement que parce qu’ils ne sont connaissables que dans les conditions subjectives de l’espace qu’ils sont nécessaires. Telle est la portée de l’idéalisme transcendantal. L’espace et le temps ne sont donc que de simples formes de l’intuition, l’espace et le temps ne sont rien en soi, autrement dit ils n’ont pas de réalité. Ce n’est pas une simple hypothèse. C’est la thèse que l’auteur se proposait d’établir, en faveur de laquelle il fallait combattre celle de leur réalité. Mais aussi il faut renoncer à faire d’eux ce que l’on peut faire de la quantité, de la substance, de la cause, etc., ce ne sont pas des concepts. Certes on peut s’en faire un concept (le temps est linéaire, l’espace est tridimensionnel), et il faut bien s’en faire un afin de donner aux mathématiques leur plein développement, mais ce sont d’abord les conditions simplement subjectives de notre intuition, tandis que la quantité, la substance, la cause ne sont rien de tel. Corrélativement il faut admettre la distinction entre les simples phénomènes et les choses telles qu’elles sont données en soi. Car s’il est possible de dire a priori beaucoup de choses des phénomènes, c’est parce que ces choses ne concernent que leur forme. On ne peut dire au contraire jamais la moindre chose des choses en soi, sauf qu’il faut bien qu’elles existent afin de servir de fondement aux phénomènes. Kant est très fier de son raisonnement. Celui-ci ne consiste pourtant pas à établir directement que la synthèse a priori est possible et qu’elle existe. Il écarte seulement les autres hypothèses : c’est la méthode des résidus ! “Il faut bien qu’existent des jugements synthétiques a priori, puisque existent les mathématiques et qu’elles sont pleines de propositions entièrement a priori“. C’est la pureté des mathématiques que l’Idéalisme transcendantal est chargé d’expliquer finalement après les termes intermédiaires qu’étaient les jugements synthétiques a priori, puis les intuitions pures.
Mais qu’est-ce que ça signifie ? Il y a une réalité, ou une supposition qui est tenue pour vraie, c’est qu’il y a dans les mathématiques des propositions a priori. Il faut la justifier. C’est à cela que sert l’Idéalisme transcendantal. Comment, par ailleurs lui-même s’explique-t-il ? Qu’est-ce qui permet de croire que l’espace et le temps ne sont que de simples formes de l’intuition ? Rien d’autre, on vient de le voir, que l’existence supposée de propositions mathématiques a priori. Les propositions qui conduisent de l’affirmation de la pureté des mathématiques à celle de l’idéalité de l’espace et du temps sont exposées patiemment, successivement, méthodiquement. Cependant la chaîne qui les lie est circulaire. Par une pétition de principe Kant s’accorde ce qu’il ne peut établir par une démonstration. Les conséquences de sa thèse abusive, aussi lourdes que lointaines, vont l’occuper au moins jusqu’à la troisième Critique.