
La Critique fait la police au profit de la théologie
La Critique de la raison pure, P.U.F., pp. 24-25
La métaphysique doit être repensée. Relativement aux objets transcendants, il ne lui appartient pas de constituer des connaissances, mais seulement de constituer un usage pratique de la raison. Le gain permis par la métaphysique en tant que Critique, c’est à dire par la Critique de la raison pure, n’est pas d’une évidence telle qu’il saute aux yeux de ceux qui nourrissent les plus hautes ambitions spéculatives. Il tient tout entier dans la célèbre phrase : “je dus donc abolir le savoir afin d’obtenir une place pour la croyance”. Ceci ne signifie pas seulement que le savoir métaphysique est impossible, mais et c’est bien autre chose, qu’il faut qu’il soit impossible afin que soient sauvés les articles de la foi : qu’il existe un Dieu transcendant, créateur, juge et rémunérateur, qu’il y a une âme et qu’elle est immortelle, que l’homme est doué d’un libre arbitre, qu’il fait des choix et qu’il en est responsable.
A – L’alternative entre une métaphysique spéculative et une métaphysique pratique est l’objet des premières lignes du passage. L’auteur ne s’interroge ici nullement sur le fondement de la croyance (si tant est qu’une croyance puisse en avoir un) en Dieu, en la liberté, en l’immortalité de l’âme. Il tient pour acquise leur valeur et c’est relativement à ce postulat qu’il examine le résultat de la Critique de la raison pure. Il faut choisir entre l’usage pratique et l’usage spéculatif de la raison relativement à ses objets transcendants.
L’usage pratique de la raison en a le plus grand besoin. Il ne peut en effet y avoir de vie morale, il ne peut y avoir d’action vertueuse, si l’on n’admet le libre arbitre, l’immortalité de l’âme et l’existence d’un suprême juge et rémunérateur. Si la raison devait renoncer à tout cela, le méchant aurait raison et tout serait permis. Mais qu’est-ce qui contraint à renoncer à tout cela ? C’est justement la prétention aux vues transcendantes de la part de la raison spéculative. C’est sa prétention de connaître ces objets comme s’ils appartenaient à l’expérience, c’est à dire de leur appliquer des principes qui ne s’étendent qu’aux objets de l’expérience. Elle croit à leur sujet pouvoir raisonner en termes de quantité, de substance ou de cause. Mais en s’y acharnant elle ne fait que les transformer en phénomènes, elle ne fait que les soumettre aux conditions qui sont celles de la réceptivité de l’esprit humain. Il est donc dangereux pour la foi de livrer les objets transcendants à l’usage spéculatif de la raison. Cela compromet son usage pratique, et rend impossible l’extension pratique de la raison pure. Puisque inévitablement la raison pure tombe dans des difficultés dialectiques sans solution lorsqu’elle cherche à connaître les objets transcendants au lieu de se contenter de les penser, un esprit insuffisamment formé à la philosophie en conclura qu’ils ne sont que des chimères. Et la voie sera ouverte au spinozisme.
Kant se sent investi d’une mission qui est de sauver la foi, de permettre que les actions des hommes continuent d’être gouvernées selon les principes religieux. Afin d’y parvenir un sacrifice s’impose : “je dus donc abolir le savoir”, c’était la condition incontournable “afin d’obtenir une place pour la croyance” (Ich musste also das Wissen aufheben, um zum Glauben Platz zu bekommen).
B – La suite vise à montrer de manière plus précise que la perte qui est faite non seulement ne peut pas être tenue pour importante, mais que loin d’être regrettable elle est au contraire bénéfique. Aussi longtemps qu’on prétend livrer les objets transcendants à l’usage spéculatif de la raison, la métaphysique affirme plus qu’elle ne peut légitimement affirmer. C’est ce qu’il faut appeler du dogmatisme. Le seul moyen de lutter contre ce dogmatisme est de livrer l’usage spéculatif de la raison à la Critique, ce qui est le fait de la Critique de la raison pure. Tant que celle-ci n’est pas faite, ce n’est que par un préjugé que la métaphysique croit pouvoir parler de Dieu, du cosmos et de l’âme. Mais comme ce faisant elle tombe dans des difficultés dialectiques, au sujet de l’âme des paralogismes, au sujet du cosmos des antinomies, au sujet de Dieu des preuves qui ne prouvent rien, ce dogmatisme n’est source que de l’incrédulité. Cette dernière d’ailleurs n’est pas moins dogmatique, puisqu’en déclarant par exemple que Dieu n’existe pas, que l’âme n’est pas immortelle, que l’homme n’est pas libre, elle énonce des propositions qu’elle peut légitimer aussi peu que la métaphysique spéculative peut légitimer les siennes. Mais cette incrédulité n’est pas seulement spéculative. Elle s’attaque à la moralité, elle a des conséquences pratiques, c’est en cela qu’elle est dangereuse et qu’il convient d’être vigilant contre elle.
C’est pourquoi la Critique de la raison pure, malgré l’apparence destructrice qu’elle peut prendre en interdisant la métaphysique spéculative, accomplit une œuvre salutaire dans la mesure où elle lègue à la postérité une métaphysique systématiquement édifiée sur son propre plan. La théorie transcendantale en effet fixe les éléments d’une connaissance pure a priori, l’Esthétique transcendantale déterminant les intuitions pures et l’Analytique transcendantale les concepts purs. Par là se trouve précisément circonscrit le territoire sur lequel peut se construire légitimement une connaissance a priori. Cela exclut toute tentative pour connaître (erkennen) un objet transcendant (voir page 22, en particulier la note, sur l’opposition du denken à l’erkennen). La Critique de la raison pure constitue donc un beau cadeau (Geschenk) fait par son auteur à la postérité. On peut l’apprécier sous trois angles différents.
1°/ si l’on pense au tableau qui était dressé quelques pages plus haut (18-19) de la métaphysique telle que la trouvait l’auteur, faite de tâtonnements, de divagations, de combats de nègres dans un tunnel, ce n’est déjà pas une mince affaire que d’y avoir substitué une culture (Kultur), c’est à dire le profit intellectuel d’un travail qui place la métaphysique enfin sur la voie sûre de la science.
2°/ ce n’est pas rien non plus que de donner à la jeunesse un emploi de son temps tel qu’elle ne le gaspille pas. La jeunesse est particulièrement soumise à une double tentation. Il y a d’abord celle de raisonner sans fin sur des questions auxquelles elle n’est pas formée, et à cet égard le dogmatisme sur les objets transcendants constitue pour elle un dangereux exemple. Il y a aussi, autre effet du dogmatisme, le goût des idées nouvelles (Erfindung neuer Gedanken und Meinungen). Les inventions des esprits féconds mais retors pourraient surprendre son enthousiasme. Je ne crois pas m’avancer excessivement en estimant que, même s’il vise aussi éventuellement d’autres philosophies, l’auteur s’inquiète de la découverte de Spinoza par la jeune génération allemande (Herder, ex-élève de Kant devient spinoziste ; sous son influence Goethe en 1773 lit l’Ethique, et il y a déjà en Allemagne les prémisses d’une interprétation romantique du Deus sive natura : le panthéisme). C’était déjà sous le nom de “novateurs” que Leibniz un siècle auparavant, en 1685, dans le Discours de métaphysique désignait les partisans du Juif athée de Voorburg.
3°/ ainsi le plus grand bienfait de la Critique sera d’en finir avec toutes les objections contre la moralité et la religion. Il faut réduire au silence ceux qui nient un Dieu juge et rémunérateur, ceux qui nient un Créateur, etc., parce qu’ils ouvrent la voie au vice. Kant est le nouveau Socrate qui ferme la bouche aux sophistes, lesquels effectivement disent que tout est permis, que ce qui est juste selon la loi des hommes n’est pas ce qui est juste selon la loi de la nature, etc. Son œuvre anéantit l’influence pernicieuse de la métaphysique, qui réside en ceci que l’usage spéculatif de la raison sur des objets transcendants ne peut pas ne pas sombrer dans une dialectique. La philosophie, c’est à dire la Critique de la raison pure, traite à la racine le mal qui ronge l’Europe du XVIIIe siècle.
C – Tout au contraire des spéculations métaphysiques qui favorisaient l’incrédulité relativement aux articles de la foi, la Critique sauvegardera donc ceux-ci bien mieux sous son contrôle. Kant demande qui est le meilleur chien de garde de la religion : est-ce le dogmatisme ou est-ce lui ? Il revendique le titre. Il procède certes à une singulière réduction dans le champ des sciences. Alors qu’avant lui on pouvait espérer connaître les objets transcendants, édifier une psychologie rationnelle, une cosmologie rationnelle, une théologie rationnelle, la Critique de la raison pure montre au contraire qu’il faut y renoncer. Le champ des sciences ne comprend que la mathématique et la physique. Bien que toutefois il ne soit pas interdit de penser que d’autres disciplines viendront s’y ajouter, le nom de Stahl, même s’il est mal choisi, évoquant la possibilité d’une chimie, c’est une large part des possessions de la raison spéculative qui leur est enlevée.
Mais l’auteur demande que l’on mette en balance le préjudice et l’avantage de cet aggiornamento. Le premier n’est que pour la raison spéculative, tandis que concernant l’intérêt général de l’humanité, c’est à dire la raison pratique, rien n’est compromis, tout au contraire on vient de le voir. Le profit que les hommes tiraient des doctrines de la raison pure ne consistait qu’en lois morales. Il faut donc situer correctement qui sont les perdants de la révolution kantienne. Ce ne sont que les diverses écoles théologiques qui se battent sans résultat depuis des siècles dans leur champ clos. Le texte oppose très clairement les écoles et le public, le monopole des écoles à l’intérêt des hommes, les subtiles spéculations à l’intelligence ordinaire. La métaphysique spéculative, même si elle pouvait avoir un résultat, ne sert absolument à rien, elle est sans influence sur la conviction des hommes, sans impact sur leur croyance.
Kant prend à témoin le lecteur et à travers lui les partisans les plus acharnés du dogmatisme métaphysique, et lui demande si tous les arguments apportés par celui-ci, à supposer même qu’ils soient bien fondés ont eu la moindre influence sur ce que croient les hommes. Il le renvoie rapidement à trois preuves, celles de la permanence de l’âme, de la liberté du vouloir, et de l’existence de Dieu, simplement pour en dire que, quelle que soit la volonté de leurs auteurs de les faire connaître, elles n’ont jamais dépassé le stade de la confidentialité. Si les hommes croient à l’immortalité de leur âme, ce n’est pas parce qu’ils savent que c’est une substance simple et que ce qui est simple est indestructible. S’ils croient à la liberté de leur volonté, ce n’est pas parce qu’ils savent distinguer des nécessités pratiques objectives dans lesquelles règne l’universel mécanisme, les nécessités pratiques subjectives où se rencontre un inconditionné. S’ils croient en Dieu enfin, ce n’est pas parce qu’ils savent que l’enchaînement des causes et des effets reste en lui-même contingent, s’il n’est pas rattaché à un premier moteur. Les arguments des métaphysiciens n’ont jamais rien fait ni pour ni contre la croyance des hommes. Leurs spéculations sont trop subtiles. Sans doute beaucoup moins subtiles, quelques considérations naïves les convainquent d’autant mieux de ce dont ils doivent être convaincus afin que la religion soit possible. Ainsi c’est seulement parce qu’ils ne peuvent être satisfaits par rien de temporel, parce qu’ils se projettent toujours au-delà des limites de leur existence qu’ils croient à la vie future que leur promettent les Evangiles. C’est parce qu’ils vivent cruellement le conflit entre leurs désirs et les devoirs qu’ils se croient libres. C’est parce que la nature leur paraît ordonnée, belle, et bien faite qu’ils l’imaginent créée par l’intelligence suprême dont leur parle la Genèse. Est-ce que ces maigres et pauvres idées ne suffisent pas au point de vue moral ? Il sera bon que les métaphysiciens renoncent aux arguments que les hommes ne comprennent pas et qu’ils redéploient leurs efforts sur la culture (Kultur) de ceux qu’ils comprennent. Le rôle des métaphysiciens, et en particulier des théologiens, car, on le voit bien, il n’est pas ici question de cosmologie rationnelle et il n’est question de psychologie rationnelle que pour autant que cela serve la religion, est de prendre soin des germes de foi qu’ils rencontrent dans l’âme de tout homme, de les arroser dans les quantités convenables, de les conserver à la température idoine, de les émonder la saison venue, de les fumer comme il faut et… d’en recueillir les fruits. Même s’il n’y a pas en allemand le rapport qui existe en français entre culture et agriculture, la métaphore de ce type de travail reste aussi pertinente qu’une autre, lorsqu’il s’agit de comprendre quelle est la tâche qui revient aux métaphysiciens. Leur domaine reste intact après la Critique kantienne, il gagne même en considération du fait que leurs spéculations rejoignent l’imagination des braves gens.
La seconde édition a été publiée peu de temps avant la Critique de la raison pratique. Cette nouvelle préface tient donc compte de l’avancement de la réflexion de l’auteur sur les questions auxquelles il fait allusion dans ce passage et qui font justement l’objet de la seconde Critique. Il ne me semble pas trop hardi de penser que si le projet global de l’auteur n’était pas encore très précisément orienté en 1781 vers la défense de la foi chrétienne, en 1787 au contraire le bénéfice que cette dernière peut recevoir de l’Idéalisme transcendantal lui apparaît très clairement. Il réécrit partiellement, mais fondamentalement, les pages qui en constituent l’exposé dans l’Esthétique transcendantale et il remplace la préface originale par celle qu’on a sous les yeux. La distinction entre le phénomène et la chose en soi y joue un rôle essentiel (dans les pages 20-24), tandis qu’elle était purement et simplement absente de la première édition.
Le passage qui pourrait être équivalent (il se situe page 7) ne comporte rien de semblable à cette opposition ni a fortiori aucune allusion à une transformation des objets transcendants de la raison en postulats de la raison pratique. Dans l’intervalle il est donc apparu à Kant que le travail déjà publié conduisait vers un but, qui n’était peut-être pas initialement poursuivi, mais qui, plus que toute autre considération, lui donnait la portée positive qui lui manquait. C’est maintenant qu’il se flatte sereinement que l’utilité négative de la Critique devient positive (page 22). Le remaniement de la Critique de la raison pure en 1787 en fait donc de son propre aveu (page 22 encore) une œuvre de police : “dénier cette utilité positive à ce service que nous rend la Critique équivaudrait à dire que la police n’a pas d’utilité positive, parce que sa fonction principale n’est que de fermer la porte à la violence que les citoyens peuvent craindre les uns des autres, pour que chacun puisse faire ses affaires en toute sécurité et tranquillité” (Diesem Dienste der Kritik den positiven Nutzen abzusprechen, wäre ebensoviel, als sagen, dass Polizei keinen positiven Nutzen schaffe, weil ihr Hauptgeschäfte doch nur ist, der Gewalttätigkeit, welche Bürger von Bürgern zu besorgen haben, einen Riegel vorzuschieben, damit ein jeder seine Angelegenheit ruhig und sicher treiben könne). Elle remet la tâche de la métaphysique à la seconde Critique, qui n’est elle-même qu’une propédeutique à la théologie. La Critique de la raison pure est finalement un ouvrage bien conforme à la tradition chrétienne médiévale, qui fait de la philosophie la servante de la théologie.