
par Hubert Caron, professeur de philosophie
Il y a peu, l’entreprise Saint-Gobain annonçait qu’ elle a “décidé de ne plus faire appel à la graphologie pour les recrutements dans l’ ensemble des sociétés du groupe”. Raison invoquée pour justifier cette décision : la graphologie “n’a pas de caractère scientifique réellement fondé”. La décision confirmait ainsi le soupçon à l’encontre d’une science qui a longtemps fait illusion. Aujourd’hui pourtant, l’A.N.P.E. en appelle toujours à des graphologues pour aider les chômeurs à rédiger leurs lettres de candidature. De Saint-Gobain ou de l’A.N.P.E., bien difficile de dire qui est dans le vrai.
Ce dilemme n’est pas un exemple unique. Dans le monde de l’entreprise, d’autres “sciences”, comme celles héritées des techniques psychologiques ou même psychanalytiques, à l’image de l’analyse transactionnelle, bénéficient d’un certain crédit, alors que leur “scientificité” n’est pas pleinement assurée. Plus largement, on constate un peu partout dans nos sociétés, un développement de plus en plus important de “sciences” dont la scientificité ne manque pas d’éveiller quelque doute : sciences dont l’objet est bizarre, dont les théories font souvent l’objet d’un commerce, et qui paraissent plutôt donner le change à la crédulité et à l’inculture scientifique qu’à un réel souci de recherche de la vérité. Au reste, ces “sciences” reconnaissent se situer en marge des sciences qu’elles nomment “institutionnelles” , et elles se désignent elles-mêmes sous le terme générique de “para-sciences”. Cette persistance d’une forme de croyance à l’heure du progrès exponentiel des “savoirs”, mieux, cet appui que trouvent ces sciences manifestement fausses dans l’imitation de la démarche scientifique, pose évidemment problème. Qu’est-ce au juste qu’une fausse science ? Que signifie le crédit qu’elles peuvent trouver auprès du public ?
Peut-on simplement les caractériser en se contentant de soutenir l’évidence qu’une fausse science est une science qui n’est pas dans le vrai ? Ce serait un peu court : car il arrive aussi aux vraies sciences d’être dans l’erreur, sans qu’il faille nécessairement remettre en cause leur caractère de scientificité véritable. Autre difficulté : ces fausses sciences ont bien souvent l’apparence du vrai. Elles trompent plus encore qu’elles ne se trompent ; elles s’efforcent du moins de faire illusion, parfois avec une malhonnêteté qui n’est pas seulement intellectuelle. Avons-nous alors réellement les moyens de distinguer entre une vraie scientificité et une fausse scientificité ? Possédons-nous un critérium universel de science, alors même que les sciences n’ont cessé d’évoluer et de progresser, aussi bien dans leurs résultats que dans leurs démarches ?
Si l’on veut distinguer avec sûreté entre “vraies” et “fausses” sciences, peut-être conviendrait-il de ne pas chercher ce critérium uniquement dans une discussion théorique sur la vérité. Ne serait-il pas également souhaitable de réflêchir sur les besoins auxquels doit répondre la science, sur ceux que satisfont les fausses sciences, et sur les enjeux sociaux, économiques ou politiques qui viennent se greffer autour de la mise en oeuvre de la démarche scientifique ?
Les haruspices romains prétendaient pouvoir prédire l’avenir, en lisant dans le foie des animaux offerts en sacrifice aux Dieux. Cette crédulité nous étonne, et il n’est sans doute personne aujourd’hui pour admettre les vertus de la “divination”. Pourtant, à observer les croyances diverses que charrie notre époque, on reste parfois ébahi devant ce qui ressemble fort à de la crédulité ou de la superstition. Les progrès des connaissances scientifiques, alors même qu’ils sont censés détruire les croyances, en produit un nouveau genre assez peu orthodoxe : le genre des “croyances scientifiques”. La crédulité la plus naïve, ou plutôt cette sorte de curiosité scientifique qu’engendre l’ignorance, trouve aujourd’hui matière à se contenter dans le développement exponentiel des savoirs et dans la nécessaire vulgarisation des découvertes qui l’accompagne. Toutes les sciences ou presque, sont désormais affublées d’un curieux doublon, contaminées en quelque sorte par un virus phagocyteur qui les redouble bientôt en une “para-science”. Sur la biologie, sur l’archéologie, sur la géométrie même, se sont bizarrement greffées la para-biologie, qui développe des théories sur le “corps énergétique” ou les “biorythmes”, la para-archéologie, qui prétend révêler entre autres les secrets de l’Atlantide, ou la para-géométrie, censée étudier les “ondes de formes” émises par les figures géométriques. Certains architectes, assurent même les prosélytes de la doctrine, s’en inspireraient… Or la liste de ces “sciences” qui constituent le monde surprenant de la “para-scientificité” est aujourd’hui fort longue.
Par rapport aux formes ancestrales de la croyance, aux pratiques magiques des sociétés tribales, aux formes classiques de la superstition populaire, ces para-sciences se singularisent par une prétention à la scientificité. A la différence de la magie, de la voyance ou des pouvoirs du guérisseur, qui trouvent pour ultime justification la reconnaissance d’un mystérieux “don” accordé sans raison à un individu, les para-sciences revendiquent, elles, une forme de rationalité : il ne s’agit pas, bien entendu, d’une rationalité rigoureusement scientifique, mais d’une rationalité qu’elle déclare “ouverte” et à l’égard de laquelle la rationalité rigoureuse, rebaptisée au besoin d’ “institutionnelle”, d’ “officielle”, ne laisserait pas d’apparaitre “étroite” et un tant soit peu “rigide”. Etrange renversement à la faveur duquel la discipline et l’auto-limitation de la méthode scientifique, deviennent en dépit de leurs résultats, rigidité et étroitesse d’esprit. On reste évidemment en droit de se demander si une telle revendication de rationalité “ouverte” et de scientificité limitrophe à la science, ne serait pas un artifice pour jouer sur les deux tableaux : bénéficier du crédit de confiance que revêt le label de scientificité, sans avoir à fournir réellement les preuves d’où nait la conviction. Le terme “para” connoterait alors toute l’ambigüité et la stratégie de ce qu’il faudrait bien appeler des “fausses sciences”…
Certains, peut-être par manque de culture scientifique, s’y font prendre. D’autres détectent rapidement la supercherie. Mais il n’est pas facile de combattre ces fausses sciences dès qu’elles ont sur leurs “adeptes” une certaine influence. Des fausses sciences ont du reste toujours accompagné le développement de la scientificité véritable. De plus, on sait que certaines sciences sont fausses, alors qu’elles ont longtemps été considérées comme des études sérieuses. Ce fait est exploité et sert évidemment d’argument facile : “quelle science, considérée aujourd’hui comme fausse ne se révêlera pas vraie demain ?” . Mais que ne justifierait-on pas avec un tel argument ? Néanmoins des sciences naissent et se crêent sous nos yeux, sans qu’on puisse être assuré pleinement de leur caractère scientifique. La graphologie ne fait plus école, mais qui peut dire si la médiologie est une science promise à un long avenir ? C’est au point que la persistance et même le développement à notre époque d’un nombre important de sciences suspectes, posent la question de savoir si la méthode scientifique a vraiment les moyens de s’y opposer et d’en montrer la… fausseté.
Pour les initiateurs de la science moderne, les choses paraissaient plus simples et plus claires. Ainsi Descartes, dans son Discours de la méthode, se fonde-t-il sur “le bon sens” , qui est, dit-il, “la chose du monde la mieux partagé”. C’est avec cette confiance naturelle dans la solidité de son jugement (lequel est la marque de l’universalité de la “raison humaine”) qu’il dresse le bilan des diverses doctrines qui lui ont été enseignées au Collège de La Flêche, et qu’il déclare même avoir poussé la curiosité jusque vers les sciences “les plus superstitieuses et les plus fausses”, les sciences “les plus curieuses”, “afin de connaitre leur valeur, et se garder d’en être trompé.” Ces mauvaises et ces curieuses sciences, ce sont par exemple l’alchimie, l’astrologie, la magie, qui avaient déjà une réputation suspecte, en particulier auprès des théologiens de l’époque, lesquels, par exemple, appelaient plaisamment l’or des alchimistes : “aurum sophisticum”. Et Descartes pressent bien que l’Hydromantie, qui prétend lire l’avenir dans l’eau, l’Oinomantie ou l’Oniromantie qui prétendent découvrir l’avenir en étudiant , l’une le cri des oiseaux et l’autre les songes, mériteraient d’être mieux fondées. Mais il lui faut un critère sûr, c’est-à-dire absolument indubitale. Quelle est alors l’aune par laquelle se reconnaitra le vrai du faux ? Ce sont les mathématiques, qui constituent ici le modèle de la vérité à cause, dit-il, de “l’évidence et de la certitude de leurs raisons”. La science qui se construit avec Descartes et son époque est d’abord une science mathématique, c’est-à-dire une science dont l’évidence rationnelle est telle qu’elle contient quelque chose d’absolument indubitable. Descartes s’étonne qu’on n’ait pas songé avant lui à bâtir sur la base des mathématiques une doctrine “assez solide et assurée pour mériter le nom de science” (La recherche de la vérité). D’où la démarche méthodique qu’il propose pour édifier la science nouvelle. La méthode généralise en les précisant les règles du raisonnement mathématique, ne retenant d’abord pour vrai que l’absolue certitude qui accompagne “l’évidence claire et distincte”. Une doctrine seulement vraisemblable, et plus encore une “mauvaise doctrine” , devra donc être répudiée comme fausse par notre lumière naturelle : “Et enfin, déclare-t-il encore dans le Discours de la méthode, pour les mauvaises doctrines, je pensais connaitre assez ce qu’elles valaient, pour n’être pas trompé par les promesses d’un alchimiste, ni par les prédictions d’un astrologue, ni par les impostures d’un magicien, ni par les artifices ou la vanterie d’aucun de ceux qui font profession de savoir plus qu’ils ne savent”. Une fausse science, pour Descartes, c’est donc une doctrine qui n’est pas entièrement rationnelle, ou plus exactement, qui ne se laisse pas exprimer dans cette forme insigne de rationalité que constituent les mathématiques.
Cette idée de Descartes n’est pas l’avis arbitraire d’un individu. La mathématisation de la nature est un principe cardinal de la science moderne en général. A la même époque, Galilée pose en principe que la nature parle “en langue mathématique” . Les efforts de Képler, Galilée, Descartes, pour exprimer sous forme d’équations des relations réglées, c’est-à-dire constantes et nécessaires, entre les phénomènes naturels, sont la conséquence immédiate de ce principe. La loi (mot dont le sens cesse alors d’être uniquement juridique) devient une “règle de calcul” (Michel Serres). La science nouvelle, la vraie science, construit maintenant un corps organisé, cohérent et unifié, de lois scientifiques. Enoncer une loi mathématique qui rende compte du réel, explique ses causes mécaniques, permet une prévision stricte des effets, c’est témoigner de ce qu’on s’est enfin débarrassé des hypothèses fantaisistes. La vraie méthode rationnelle implique ainsi que l’on purifie l’entendement des scories de l’imagination. Il convient même de “guérir” l’Entendement affirme Spinoza dans son Traité de la purification de l’Entendement. Ainsi par exemple rejette-t-on fermement les fameuses “qualités” qui étaient censées expliquer les propriétés des corps dans l’ancienne physique aristotélo-médiévale. Elles sont trop obscures : dire comme Diaphoirus que l’opium fait dormir parce qu’il a “des vertus dormitiques”, c’est ne rien dire. Il n’y a de vraie physique que quantitative, débarrassée des qualités “occultes”. Ici, la réaction de Leibniz à propos de l’hypothèse newtonnienne de l’attraction universelle est significative : l’idée d’une action à distance des corps, et en particulier celle d’une influence des astres sur la terre, lui paraissait être un recours expéditif à une “qualité occulte”, un recours à l’idée obscure d’une influence occulte sur le cours des événements terrestres, comparable aux hypothèses douteuses des astrologues. Mais le jour où Newton formula sa célèbre équation mathématique, il se rendit à l’évidence. On pouvait calculer, on pouvait prévoir. L’anecdote est parlante. Elle montre combien Leibniz avait conscience de la différence qui sépare l’astronomie véritable des supputations de l’astrologie, toute la différence entre une science vraie, assurée de la connaissance d’une relation nécessaire entre des phénomènes, et une fausse science tentant d’établir par des calculs arbitraires des relations douteuses entre la position des astres, l’âge des individus, et le cours des événements de leur vie…
Par conséquent, on aperçoit du même coup ce que contient aussi cette exigence d’une mathématisation du réel : c’est l’exigence de la preuve. La preuve réclame le mathématique et le mathématique appelle la preuve. Pour la méthode expérimentale les deux ne font qu’un. Une démarche scientifique s’appuie sur des faits établis, mesurés et quantifiés. Une théorie mathématique doit permettre d’anticiper une expérience précise et reproductible, et prouve ainsi par sa fécondité prédictive sa réalité. “Science d’où prévoyance, prévoyance d’où action” énonce même une célèbre formule d’Auguste Comte. Les sciences donnent aussi un pouvoir effectif sur le réel. Leur vérité se mesure aussi aux actions qu’elles permettent d’anticiper avec maitrise et sûreté. Cette prévision n’a évidemment rien à voir avec la voyance et la prédiction incertaine des fausses sciences. Toute démarche scientifique se fonde sur une dialectique du fait et de la théorie qui l’installe dans le réel : elle établit une “subordination de l’imagination au réel” (Comte). Les fausses sciences au contraire se reconnaissent d’abord aux dérogations qu’elles s’octroient vis à vis de ces principes. Elles pêchent des deux manières, soit par excès d’imagination ( et c’est la fuite vers le “Pourquoi pas ?”, “Après tout pourquoi n’y aurait-il pas une vie psychique du végétatif ? Une sensibilité des plantes à la musique ?”…) soit par défaut de vérification ( d’où les nombreuses théories sur les extra-terrestres et les fameux objets “non-identifiés”). Mais là aussi, hélas, les deux ne font qu’un…
Les fausses sciences ont donc souvent l’allure de sciences un peu bizarres, marginales et obscures. Elles intriguent et font souvent sourire. Elles cherchent trop souvent à séduire. Elles sont contraintes d’en appeller à “l ’ouverture d’esprit” pour chercher des possibilités mystérieuses “au delà du rationnel strict” ou du communément observable, vers ce qu’on nomme aujourd’hui le “para-normal” . Comme si le rationnel et le vérifiable ne constituaient pas un langage assez clair, comme si la raison n’était pas le langage le plus ouvert qui soit parce que le langage visant l’universel. La recherche scientifique semble pourtant ouverte à la discussion et à la confrontation des points de vue. Travaux d’équipes, débats, discussions d’articles, colloques et rencontres constituent les moeurs habituels des savants. Ici, pas d’”adeptes”, d’”initiés”, ni de langage qui ne puisse être déchiffré par qui s’en donne la peine. En se fondant sur l’universalité de la raison, les sciences produisent des évidences claires et distinctes qui s’imposent finalement au jugement commun et au “bon sens”. Et par conséquent, il faut d’abord rappeler cette réponse de la rationalité scientifique à toutes les fausses sciences, qu’en premier lieu la distinction entre une vraie science et une fausse science se fonde sur cette évidence si simple : le vrai se reconnait de lui-même…
(voir seconde partie)