Par Ahmed MAROUANI
Enseignant universitaire de philosophie
Institut Supérieur des Etudes Littéraires et des sciences Humaine, Tunis


Des solutions à des faits et non des idées transcendantales (suite)

  La première occupation de ce nouveau mode de vie est de mettre fin au désordre (15) et à l’alliance des trompeurs et des flatteurs, c’est-à-dire des politiciens et des sophistes (16). Tous les bouleversements sociaux, telles que l’injustice et la corruption, sont liés, selon Platon, à la propriété privée, à l’égoïsme, qui ne cesse d’être de plus en plus ardent. Il se traduit par une course de plus en plus folle pour l’accumulation de la fortune sans le moindre souci de l’intérêt public. Platon, voulant radier à sa manière ces maux de leur racine, a légiféré pour le communisme des biens.

Une telle analyse est, pour Aristote, « séduisante » (17) mais pas soutenable aussi bien théoriquement que pratiquement. Nous disons théoriquement, en égard à la nature humaine, qui comprend à sa base « un amour de soi-même, (…) un instinct » (18), et que c’est un grand plaisir de « regarder une chose comme étant à soi, quelle supériorité » (19) . D’où cet égoïsme (20) trouve son épanouissement dans la propriété privée, qui est préférable, aux yeux d’Aristote, à la communauté des biens. Cette propriété doit être, pour Aristote, strictement nécessaire à la vie et non dans l’esprit d’accumulation infinie des fortunes. Cette propriété est « un don accordé par la nature elle-même à tous les êtres animés, aussi bien dés le premier instant de leur naissance qu’à leur pleine maturité » (21). Pour lui, il est impossible de radier de l’homme ces « deux mobiles prédominants … le sentiment de la propriété et l’affection exclusive » (22).

Quant à la pratique, l’observation des conflits sociaux prouve que leurs majorités ne proviennent pas de la propriété privée, comme soutenait Platon, mais de la communauté des biens. Cette communauté qui, aux yeux de Platon, crée une amitié entre les citoyens, et aux yeux d’Aristote la source « des maux existants actuellement dans les Etats ». En un mot, en quoi Platon a trouvé le remède, Aristote a trouvé le mal. Platon a mal diagnostiqué, selon Aristote, parce que les malversations sociales ne viennent pas de la propriété privée mais elles sont causées par la perversité humaine. Cette cause est inhérente à la nature humaine. Cependant ces deux philosophes croient que l’homme est susceptible de commettre le mal, mais pour des causes différentes.

(15) République, L VIII, 557 d (16) Gorgias, 463c.
(17) Politique, II, 5, 1263 b 15-35.
(18) Ibid. 1262 b, 40.
(19) Ibid., 1262 b, 40.
(20) Notons que cet égoïsme tant qu’il a des limites ne peut être considéré comme maladif ou con-traire à la nature humaine ou à la sécurité des citoyens, car l’amour de soi pour Aristote est ce qu’il y a de plus naturel et n’est blâmable que dans ses excès : D’où une limite à l’amour de l’argent et des biens est à instituer. Nous pouvons même dire, avec Aristote, que l’altruisme dérive de l’égoïsme de l’homme vertueux. Cf. Ethique à Nicomaque, IX, 4, 1166a 10.
(21) Politique, I, 8, 1256 b, 5.
(22) Ibid., 1262 b, 20.