Réflexions sur la déconstruction moderne du sujet et ses enjeux (suite)

Le sujet métaphysique : Descartes et Leibniz

Pour comprendre en quoi consiste cette critique de l’idée de sujet, il faut brièvement rappeler ses origines philosophiques : la notion de sujet a été construite par Descartes et Leibniz qui lui ont donné des fondements métaphysiques.

En voulant fonder sa « mathèsis universalis », Descartes en est venu à reconstruire les fondements mêmes de sa nouvelle science en commençant par la remise en cause de tout ce qu’il tenait pour vrai jusqu’ici. Le doute méthodique et hyperbolique qui est en jeu dans les deux premières Méditations métaphysiques a amené à une première certitude : celle du « cogito, sum ».
C’est au moment même que je doute de tout que je ne peux douter d’une chose, c’est que je pense, et si je pense, je suis, j’existe. La première certitude du cogito va ainsi constituer le premier fondement de l’édifice du savoir.  Je me saisis ainsi d’abord comme une chose qui pense, plus exactement comme une substance dont toute l’essence est de penser. « Par le mot de penser, écrit Descartes dans les Principes de la philosophie de 1641, j’entends ce qui se fait en nous de telle sorte que nous l’apercevons immédiatement par nous-mêmes ». Un sujet pensant, c’est donc un sujet qui conçoit, qui forme des idées abstraites ; mais c’est aussi un sujet qui affirme et qui nie, qui est capable de jugement et qui possède une volonté et une imagination tout autant qu’il est capable, nous dit Descartes dans la seconde Méditation, de sentir.
Cette réduction du sujet à la « res inextensa », à cette chose inétendue qu’est la substance pensante, a pour conséquence que, désormais, le monde se distribue à partir de soi, chaque sujet possède un libre-arbitre et devient le centre de référence à partir duquel s’appréhende toute réalité. Par cette conception du sujet comme substance pensante, Descartes inaugure ce qu’il est convenu d’appeler la philosophie du sujet dont l’humanisme classique sera l’héritier. Mais cela ne va pas sans certaines difficultés.

En effet, le premier problème, c’est qu’en faisant ainsi du sujet d’abord une substance pensante, qui se définit par sa conscience ou son âme, il faut bien que celle-ci soit créée, et elle ne peut l’être que par Dieu lui-même. Si, dans l’ordre de la connaissance, c’est bien ma raison qui saisit les vérités à partir du cogito, dans l’ordre de la réalité cela n’est possible que parce qu’il y a d’abord Dieu. Autrement dit, la philosophie du sujet s’inaugure, dès ses origines, à partir d’un fondement métaphysique, Dieu lui-même.
De plus, si le sujet est avant tout pensée, le problème c’est qu’il a aussi un corps. Descartes en vient ainsi à postuler une seconde substance, la « res extensa », la chose étendue, ici le corps, qui est à la fois séparée et unie à la première, à la pensée.
Comme ce qui définit une substance c’est d’exister seulement par elle-même, « solo ipso », elle ne peut être liée à une autre substance. Descartes introduit pour expliquer leur union le dualisme de l’âme et du corps, mais, du même coup, se trouve devant la difficulté d’expliquer comment cela est possible : si les substances sont séparées par essence, comment l’âme, immortelle, peut-elle exister dans le corps, mortel, comment ce qui est immatériel peut-il se trouver enfermé, voire prisonnier de ce qui est matériel ? Car mon âme, dit Descartes, ne cesse de sentir mon corps, même si c’est parfois de façon confuse. Qu’est-ce qui peut donc rendre possible cette union des deux substances ? Descartes avance que c’est l’existence de la glande pinéale, qui se situe à la base du cerveau, qui permet de relier les deux substances. Ainsi, lorsque l’âme pâtit, c’est que le corps agit sur elle : lorsque le corps éprouve une sensation quelconque, comme une douleur par exemple, il envoie un message au cerveau par l’intermédiaire des nerfs, comparables à des petits tubes qui véhiculent des esprits animaux et qui viennent alors exciter la glande pinéale et, par là, l’âme qui, dès lors, pâtit, souffre. Et cela vaut aussi pour l’inverse, lorsque mon âme envoie des ordres à mon corps ; quand c’est l’âme qui agit sur mon corps à travers la glande pinéale, les esprits animaux et les muscles, cela s’appelle une volonté ou volition. Les deux substances réunies agissent bien ainsi l’une sur l’autre et cela de manière mécanique.
Ce n’est donc qu’au prix du solipsisme (Descartes construit le sujet indépendamment des autres consciences), du dualisme et du mécanisme que s’est élaborée la philosophie du sujet.

Et c’est justement pour surmonter ces difficultés – l’existence d’une glande pinéale et le mécanisme tout autant que l’union de deux substances séparées -, que Leibniz a construit une philosophie moniste, mais au prix de la perte du libre arbitre : il n’y aurait pas deux substances, mais une seule, qui rendrait compte du sujet et de la réalité en général. Cette substance unique, Leibniz l’appelle la monade, qui n’est autre qu’un atome immatériel dont la l’essence constitue la réalité, car pour Leibniz, la matière n’est qu’une illusion. La diversité du monde lui-même est ainsi composée d’une infinité de monades, chaque monade étant une substance sans liaison avec les autres monades : elle est « sans porte ni fenêtre », ne communique donc pas avec les autres monades. Mais comment comprendre alors que tout ce qui existe semble avoir une unité, que chaque objet possède sa cohérence propre alors même qu’il se trouve constitué de monades qui sont closes sur elles-mêmes et qui ne communiquent pas entre elles ? La réponse de Leibniz est très claire : s’il y a une apparence de liaison et de relations causales entre les monades, c’est que Dieu, qui a créé ces mêmes monades, les a créées de telle sorte qu’au départ elles étaient en harmonie. Leibniz postule donc l’existence d’une harmonie préétablie du monde voulu par Dieu, ce qui suppose que tout est déjà prévu et que le hasard n’existe pas, pas plus que la liberté. Chaque monade vit pour elle-même, indépendamment des autres, et si elle donne l’impression d’agir sur les autres, c’est qu’elle a été, comme toutes les monades, « programmée » à l’avance, telles des horloges, par Dieu lui-même, de telle sorte que chacune d’elles possède par essence et de toute éternité ce qui lui est arrivé, ce qui lui arrive et ce qui lui arrivera. Le monde est ainsi comparable à une théodicée, d’où toute liberté se trouve exclue : tout ce qui arrive n’est rien d’autre que l’expression de la justice divine, tout étant à l’avance prévu.
On comprend ainsi que ces philosophies du sujet trouvent leurs principes de déploiement à partir d’un idéalisme métaphysique, idéalisme dont l’idée de sujet aura bien du mal à se passer par la suite. Car, même lorsque, à la suite des critiques des empiristes tels que Hume et Locke, Kant va développer l’idée d’un « sujet transcendantal » comme forme nécessaire capable de contenir la diversité du moi empirique, c’est aussi sur fond d’idéalisme métaphysique que l’idée de sujet va s’affirmer. Tout se passe ainsi comme si les fondations du sujet de l’humanisme classique ne pouvaient faire l’économie de présupposés métaphysiques. Et c’est bien là sa faiblesse, et c’est bien aussi ce qui va être l’objet des multiples critiques légitimes de la modernité.

Michel

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