Réflexions sur la déconstruction moderne du sujet et ses enjeux (suite)

Les critiques modernes du sujet

Nous n’en retiendrons principalement que trois, qui sont selon nous caractéristiques de cette déconstruction du sujet :
a) Les critiques de la linguistique.
b) Les critiques de la psychanalyse
c) Les critiques marxistes du sujet classique

a/ Les critiques de la linguistique

Posséder le « je » dans sa représentation, c’est ce qui fait notre humanité, affirmait Kant. Le problème, c’est qu’un tel « je » ne peut exprimer la singularité, ne peut traduire l’idée de sujet au sens classique, autrement dit que nous ne possédons pas nous-même ce « je » qui serait l’indice de notre humanité. Pourquoi ?
Parce qu’il est d’abord et avant tout l’expression d’une langue particulière, il n’est qu’un artifice possible de la grammaire pour exprimer le sujet de l’action. Il traduit ainsi moins notre personnalité, notre rapport singulier à nos pensées et au monde, que le système de signes, c’est-à-dire la langue, auquel il renvoie. Mieux : c’est parce que notre langue maternelle nous préexiste que nous pouvons dire « je » : le langage humanise l’homme, c’est une réalité sociale qui nous façonne, ainsi que ne cesse de le répéter Benveniste. Seule la langue permet d’unifier la totalité des expériences vécues, non pas de manière singulière, mais bien plutôt de manière objective et impersonnelle – voir les critiques de Bergson sur ce point : la langue, quantitative, se trouve dans l’impossibilité d’exprimer nos pensées les plus intimes, notre conscience étant par essence qualitative.
Notre rapport au monde, notre manière de penser et de percevoir, nous disent les linguistes depuis Whorf, sont entièrement déterminés par notre langue maternelle. La manière dont je me représente le monde n’est rien d’autre que le reflet de la manière dont une phrase est construite en français – soit un sujet, auteur de l’action, un verbe (qui effectue l’action) et un complément d’objet ou un attribut. Si je me représente ainsi naïvement comme un sujet, c’est parce que ma langue exige de poser quelque chose comme un sujet en début de phrase et donc à l’origine de l’action.
C’est d’ailleurs le sens de la célèbre critique de Nietzsche, grand philologue, pour qui la conscience n’est qu’une partie secondaire de notre être, notre grande raison étant le corps lui-même – renversement de toutes les valeurs. Ce qui constitue notre moi, c’est avant tout les forces vitales qui nous composent ; de telles forces déterminent ce que nous sommes, expriment notre « volonté de puissance », et ne sont pas gouvernées par un « sujet », qui serait conscient et libre. Cette idée d’un sujet conscient n’est qu’une illusion causée par la pratique de la langue ; nous serions dupes de la grammaire, affirme Nietzsche au § 16 de Par delà bien et mal, qui nous fait croire en un sujet auteur de ses pensées et de ses actions. Ainsi, quand j’affirme que je pense, c’est parce que je suppose vrai à l’avance un certain nombre de propositions : « par exemple que c’est moi qui pense, qu’il faut absolument que quelque chose pense, écrit Nietzsche, que la pensée est le résultat de l’activité d’un être comme cause ». Or comment justifier le fait que le « je » soit cause de la pensée? Pourquoi pas le corps par exemple ?
Ainsi, lorsque nous disons « je », non seulement nous ne traduisons pas notre singularité car nous exprimons bien plutôt des structures linguistiques qui nous déterminent entièrement, mais aussi nous sommes dupes de la grammaire de notre langue qui nous fait croire que le « je » que je prononce serait la cause de mes pensées.

b/ Les critiques de la psychanalyse

Nous ne serions donc pas des sujets singuliers, mais surtout la conscience que nous avons de nous-mêmes ne serait pas transparente à elle-même. En effet, pour la psychanalyse, la conscience est « lacunaire », nous dit Freud, elle ne peut rendre compte à elle seule de ce que nous sommes, elle est seconde par rapport à son autre qui nous détermine et qui est notre inconscient psychique. Il faut cesser de « surestimer la conscience », ne cesse d’affirmer Freud.
Car nous sommes avant tout des êtres de désirs et ce que nous sommes dépend d’abord des pulsions inconscientes, libidinales, qui agissent au plus profond de nous et qui nous déterminent. C’est donc une illusion de croire qu’il peut suffire de se penser soi-même à travers sa conscience pour prétendre savoir qui nous sommes. Ce qui revient aussi à dire que nous ne sommes pas entièrement maîtres de nous-mêmes : de même que le sujet ne peut se définir par sa conscience, il ne peut non plus prétendre être libre à partir du seul pôle de sa conscience.
J. Lacan est allé très loin dans cette critique de l’idée de sujet en élaborant ses thèses à partir d’emprunts faits au savoir absolu de Hegel, aux critiques de Heidegger et à l’existentialisme de Sartre, en passant par la phénoménologie de Husserl. C’est contre l’idée d’un sujet rationnel, conscient de lui-même et de ses actes, que Lacan développe sa thèse de la dissolution du sujet, qui n’est autre qu’un effet de langage car pour lui, selon la formule désormais consacrée, « l’inconscient est structuré comme un langage ».
Pour faire bref, le sujet est tension et scission permanente d’avec lui-même pour Lacan, position dans laquelle le moi, produisant de l’imaginaire, est aliénation de sa propre subjectivité. Le sujet, objet de son désir, est fictif car il s’aliène et se perd immédiatement lorsqu’il se dit dans le langage, « il fiche le camp », « il se barre » écrit Lacan, car il dépend avant tout de son propre inconscient dont il est l’objet, tout comme l’homme est le jouet de l’histoire, de la ruse de la raison chez Hegel.
Pour le dire autrement, Lacan dissout le sujet à travers la fonction symbolique du langage car c’est au moment même où il dit « je » qu’il se perd aussitôt, étant pris dans le sujet de l’énoncé qui se présente dans le discours, et le sujet de l’énonciation qui est désir, sujet de l’inconscient. Il y a cette scission du sujet qui, au moment où il tente de s’affirmer à travers le langage comme « je », s’échappe car il ne peut être que différent de ce qu’il saisit de lui-même. C’est d’ailleurs pour cela, écrit Lacan, que dans la cure il faut « suspendre les certitudes du sujet jusqu’à ce que s’en consument les derniers mirages », et qu’il faut traiter le patient « comme un objet » car, n’étant qu’un moi « réifié », il n’est plus tout-à-fait humain : « nous pouvons faire tout ce que nous voulons, y compris penser qu’il n’est qu’un objet, c’est-à-dire penser qu’il ne sait pas ce qu’il dit » (Séminaire, II, 286).
Par conséquent le fou est bien un aliéné mental pour Lacan, vu qu’il ne sait pas ce qu’il dit et qu’il n’est qu’une chose intermédiaire entre l’homme et l’inhumain : forclos, pris dans l’hétéronomie et dans les illusions produites par son moi, le patient est insaisissable à lui-même.
Le sujet ne serait donc, si ce n’est « un mirage », tout du moins une illusion qu’il s’agit alors de combattre si l’on veut essayer de se connaître et de comprendre le monde.

c/ Les critiques marxistes

Dans les œuvres de Marx, le terme de sujet n’apparaît pratiquement jamais, il préfère utiliser celui d’individu ou plutôt d’individus au pluriel, ce qu’il nous faut essayer de comprendre. Dans les thèses sur Feuerbach, dirigées contre l’idéalisme et plus particulièrement l’idéalisme de Hegel, Marx et Engels affirment dans une phrase célèbre que « ce n’est pas la conscience qui fait la vie, mais bien plutôt la vie qui fait la conscience ». Que faut-il entendre par là ?
Que la conscience, ainsi que le prétendent les idéalistes, n’est pas première, qu’elle est au contraire produite par la vie, c’est-à-dire la vie réelle, matérielle, autrement dit les conditions sociales et économiques d’existence dans lesquelles elle se trouve. La conscience est avant tout pour Marx conscience de classes, et tout ce qu’elle produit n’est rien d’autre que l’expression des forces sociales, historiques et économiques qui la déterminent. Ce qui revient à dire que la manière que la conscience a de se représenter le monde, la religion, la famille, l’esthétique etc. est avant tout le produit de rapports sociaux et économiques. Le sujet n’existe pas au sens où, comme Descartes, il penserait tout seul, indépendamment d’autrui et de la vie sociale à laquelle il appartient, c’est-à-dire des infrastructures : c’est une pure illusion qu’il s’agit alors de dissiper.
Marx ajoute à ce type de déterminations, le concept central d’idéologie. Il faut entendre par ce terme décisif l’ensemble des représentations et des valeurs que la classe dominante – aujourd’hui la classe bourgeoise – fait valoir comme étant absolu, indépassable et éternel et tente de faire intérioriser comme vrai aux autres classes sociales. L’aliénation constitue en ce sens la conséquence de l’idéologie puisqu’elle consiste à faire en sorte que ceux qui sont exploités par la classe dominante non seulement acceptent un tel état de fait mais aussi en viennent à se battre pour la défendre, puisque leur conscience ne leur appartient plus dans la mesure où elle a intériorisé et est devenue l’expression des valeurs de la classe dominante qui les exploite. Par exemple, l’aliénation bourgeoise consiste à faire en sorte que l’ouvrier consacre sa vie à nourrir, à enrichir et à défendre l’idéologie de la classe sociale qui l’exploite. Cette idéologie arrive ainsi à contraindre les salariés à vendre leur force de travail dans des conditions telles que l’exploitation de cette force de travail puisse permettre de dégager du profit, de la plus-value, pour ceux qui sont propriétaires des moyens de production, mais de surcroît que ceux-là mêmes qui se trouvent exploités en viennent à défendre les intérêts de ceux qui les exploitent. Ainsi, à l’aliénation économique inhérente à l’exploitation de la force de travail du prolétariat, s’ajoute l’aliénation idéologique.
Par conséquent, chaque conscience, chaque « je », qui se croit ainsi être l’auteur de ce qu’elle conçoit et se représente est en réalité, pour Marx, mystifiée, étrangère à elle-même, tout autant que dans la théorie freudienne elle croit être libre de penser ce qu’elle veut alors qu’elle n’est que le produit de pulsions inconscientes.
Dans ses ouvrages Pour Marx et Lire le Capital, Althusser a tenté d’approfondir cette question de l’aliénation afin de dénoncer les illusions de l’humanisme classique : il y défend la thèse d’un anti-humanisme fondamental de Marx, notamment à partir de l’Idéologie allemande qui constituerait une véritable « coupure épistémologique » dans la pensée de Marx. Il s’agit pour lui de dénoncer l’humanisme comme étant une véritable mystification idéologique destinée à laisser croire aux exploités que l’homme est le sujet de ses propres pensées et de sa propre histoire. Le vrai sujet de l’histoire n’y est pas le sujet avec un petit « s », mais le Sujet avec un « S », « extérieur aux sujets », soit l’ensemble des forces productives qui, à travers la dialectique matérialiste, peut prétendre transformer l’histoire, faire la révolution.
Le sujet au sens classique doit donc être ici critiqué puisqu’il est non seulement aliéné mais aussi parce que ce terme représente l’expression même de l’idéologie dominante.

Remarques :

Nous retrouvons dans les thèses sociologiques modernes, notamment celles de P. Bourdieu dans ses ouvrages comme Le sens pratique, La distinction, une critique sociale du jugement ou encore Les héritiers, cette idée selon laquelle nos choix, nos goûts, nos manières de nous représenter les choses et le monde, expriment avant tout des structures objectives du monde social mais aussi ce qu’il appelle des « habitus ». Ces derniers sont définis comme « des dispositions durables » que produisent en chacun de nous, en tant qu’acteurs sociaux, « les conditionnements associés à une classe particulière de conditions d’existence ». « Communs à tous les membres du même groupe ou de la même classe », les habitus dictent la vision du monde et de l’existence qui précède et conditionne les choix personnels dont chacun croit être l’auteur. Nous serions en quelque sorte prédéfinis par un inconscient social dont nous ne ferions, sans le savoir, que reproduire les schémas et structures selon le groupe social auquel nous appartenons. La sociologie bourdieusienne a transposé et intégré les principes marxistes de l’aliénation et de l’idéologie dans ses analyses, affirmant et approfondissant par là la thèse selon laquelle le soi-disant sujet singulier n’est l’auteur ni de ses pensées, ni de ses comportements, mais qu’il ne fait qu’exprimer et répéter, à son insu, des structures sociales qui le prédéfinissent.

 

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